Dans Couleur chair, Bianca Joubert nous entraîne dans une enquête intime et généalogique. Un voyage au cœur de la mémoire (individuelle et collective, consignée ou oubliée), aux frontières de la littérature et de l’Histoire, qui nous amène à en explorer les envers, les creux, les contre-jours. Où les traces du passé dessinent la vie de ses ancêtres et exposent un monde qui a tourné le dos à sa nature métissée. Entretien avec l’autrice.

Alto - Couleur chair est votre troisième roman. Il met en scène la recherche de vos racines et donne vie et voix à ceux et celles qui sont passé·e·s inaperçu·e·s, documentant les injustices et les aberrations que l’Histoire a justifiées par la couleur de la peau. Après Le brodeur (2012) et Le léopard ne se déplace pas sans ses taches (2016), parus aux éditions Marchand de feuilles, est-ce juste de dire que les thèmes du retour aux origines et de la transculturalité sont importants pour vous ?

Bianca Joubert - On est souvent ramené à cet impératif de correspondre à une case spécifique pour définir clairement notre identité, justifier notre rapport au monde et la place qu’on y occupe. Pourtant, on est tous et toutes la somme de tellement de choses, de parcours sinueux, de métissages, de rencontres improbables, de renonciations, de secrets, d’amours fous ou de rendez-vous manqués. D’une histoire violente, aussi, qui a toujours tenté d’exclure certains groupes au profit d’autres. C’est un cliché de dire que chacun·e est unique, mais rien n’est plus vrai. Et c’est la recherche de ce qui fait la particularité des individus qui m’intéresse. Je me dois de commencer par moi. Très peu de gens m’abordent d’emblée comme si j’étais québécoise. On finit toujours par me demander d’où je viens. J’aimerais savoir pourquoi, et ça m’a poussée à aller chercher de quoi je suis faite, finalement. Les premiers peuples de ce territoire sont vus comme « exotiques », ils sont invisibilisés. Exotique s’oppose à endémique. Pourtant, ce sont eux qui sont véritablement « d’ici ». On en a fait des étrangers.

L’identité est multiple et hybride, se métamorphose sans cesse. Mais sur le plan politique, on l’admet difficilement, parce que le pouvoir se fonde sur la domination. Ceux et celles qui sont au sommet ne veulent jamais remettre en question un système qui garantit leur pouvoir et leur confort. De manière incroyable, la couleur de la peau continue, au xxie siècle, de jouer un grand rôle hiérarchique. C’est pour toutes ces raisons qu’il faut connaître notre histoire.

Le livre s’ouvre sur la mort de votre grand-mère Drienne. Est-ce l’élément déclencheur qui vous a poussée à entreprendre cette quête généalogique ?

Sa mort est survenue il y a des années, mais tout part tout de même d’elle. Pour moi, la genèse du livre est en elle. Ma vie a commencé sous son aile, dans sa chambre, dans sa cuisine, dans son jardin. Elle n’a jamais pu dire clairement d’où elle venait, en être fière. Elle était très sensible à la différence, aux injustices. Elle avait ravalé bien des choses. Mon grand-père n’était pas moins basané qu’elle, mais il la poussait dans ses retranchements chaque fois qu’elle voulait évoquer ses origines. C’est là où le travail d’assimilation a été « bien » fait : il a forcé les gens à une sorte de négation d’eux-mêmes. Ces dernières années, j’avais amorcé un travail sur le bourreau Mathieu Léveillé, arrivé à Québec au xviiie siècle, et une histoire qui se déroulait en parallèle dans le Sénégal contemporain. Je m’intéressais depuis longtemps à l’esclavage en Nouvelle-France, et surtout à son occultation. Une série de rencontres fortuites, avec un généalogiste, entre autres, m’a menée à retourner vers la branche de mon père inconnu, à la découverte de ce jeune garçon noir amené de force à Québec à douze ans, à la confirmation que la mère de ma grand-mère était de la nation mi’kmaq, et adoptée. L’Histoire est venue naturellement se mêler à la fiction. Les choses se rejoignaient, se rapprochaient de moi. Et comme on le sait, la réalité dépasse souvent la fiction...

[....] on est tous et toutes la somme de tellement de choses, de parcours sinueux, de métissages, de rencontres improbables, de renonciations, de secrets, d’amours fous ou de rendez-vous manqués [...]

Votre roman est riche de faits historiques. Parlez-nous de votre processus de recherche, combiné à celui de l’écriture. Aviez-vous un plan établi à l’avance ?

Oui et non. J’ai commencé par la fin. Et je suis remontée vers les origines. Je n’écris pas de manière linéaire. J’aime me surprendre, ne pas savoir d’avance ce qui arrivera. Je me suis laissé mener par les personnages, alimentant l’écriture avec les fouilles dans les archives, les livres, Internet, en allant sur les lieux. L’ancienne gare, la rivière Damnée, par exemple. On peut jouer avec les codes de la fiction pour raconter des histoires vraies, utiliser des informations factuelles pour à la fois enrichir les univers que l’on crée et tenter une mise en lumière actualisée de l’Histoire, en particulier les pans qui ont été occultés ou déformés, tout en essayant de comprendre pourquoi. J’aime créer de la magie en explorant le champ des possibles, aller un tout petit peu trop loin, mais pas assez pour que ce soit invraisemblable. C’est là où le réalisme magique, par exemple, donne des ailes : on se permet des libertés dans la fiction grâce auxquelles il est parfois possible de mieux saisir le réel.

La couverture de votre roman est une œuvre de Leslie Amine, une peintre franco- béninoise dont la démarche est aussi nourrie de questionnements sur l’identité et le métissage. Parlez-nous de votre relation à la toile de couverture, puisque vous êtes, vous aussi, artiste visuelle.

Dès que j’ai vu cette œuvre, j’ai su que c’était la couverture de mon livre en devenir ! J’avais rencontré Leslie quelques fois à Paris au sein d’un groupe de plasticiens africains. Je suis son travail depuis. J’aime sa façon de travailler par couches superposées, qui laissent transparaître plusieurs mondes, voire plusieurs époques. C’est très riche, intemporel, émouvant. Il y a une sorte de nostalgie et c’est très contemporain en même temps. C’est en lisant un article sur elle dans Jeune Afrique, récemment, que j’ai découvert qu’en plus nous étions très liées par une quête commune.

Vous puisez aussi votre inspiration dans les voyages. À quel endroit s’est déroulé votre dernier voyage et en quoi était-il marquant ?

Je suis allée plusieurs fois en Afrique subsaharienne. Mais mes derniers voyages, à Cuba, au Costa Rica et à Madagascar, ont suscité en moi une réflexion profonde sur l’accès aux paradis terrestres. J’étais ébahie par la beauté de la nature, l’incroyable biodiversité, la débrouillardise et l’ingéniosité des gens, mais aussi par le sans-gêne des Occidentaux et les privilèges acquis, qui induisent une forme de servitude volontaire des populations locales qui vivent du tourisme. Il y a un certain néocolonialisme à l’œuvre qu’il faut vraiment interroger parce que l’environnement est en jeu, et les inégalités continuent de creuser les écarts dans le monde. J’ai toujours voyagé en m’imprégnant longuement des lieux et en habitant avec les gens. Voyager en duo et me retrouver parfois dans la position de touriste était nouveau pour moi. Je ne suis pas à l’aise dans cette position, qui me donne l’impression d’être en train de « consommer » le monde, quelque part, et d’y avoir droit. Mais qui a droit aux paradis, et selon quels critères ?

Y aura-t-il un autre roman après Couleur chair ?

Oui, et je viens d’en livrer la genèse... L’écriture de mon quatrième livre est déjà bien amorcée. Je le situe dans les eaux de l’essai romanesque, à cause du thème et de la réflexion de départ, mais il se situe aux confins du récit de voyage. Et la littérature est en soi un voyage, n’est-ce pas ?

Crédit photo : Nadia Zheng


Bianca Joubert

Couleur chair

«Une quête qui traverse l’espace et le temps […] et qui évoque avec doigté les questions complexes de l’identité.»
L'actualité

Entrez dans notre histoire!

Infolettre

Nouveau programme de récompenses d'Alto Cliquez ici pour plus d'information