Dans Douleur exquise, l’artiste Sophie Calle conjure la douleur causée par une rupture amoureuse en demandant à des amis ou rencontres de fortune de lui raconter le moment où ils ont le plus souffert. Inspirée par sa collecte de récits, au départ de mon double projet de traversée pour Les grands espaces –  écrire un roman sur le froid et la froideur dans les relations, et courir un marathon sur le lac Baïkal en plein hiver sibérien –, j’ai eu envie d’être accompagnée par « les froids des autres ».

J'ai lancé ma bouteille à la mer sur les réseaux sociaux et par courriel :

Racontez-moi brièvement le moment qui vous a fait ressentir le froid ou la froideur le plus intense (au choix: un froid ou une froideur de nature physique, émotive, météorologique, psychique, relationnelle, esthétique, etc.).

Des proches, mais aussi des camarades de classe perdus de vue depuis longtemps, des collègues du milieu universitaire ou littéraire m’ont écrit. J’ai reçu des dizaines de « confidences de froid », à la fois glaçantes et touchantes, la plupart relatant un moment très intime : deuil, conflits, désarroi, perte, sensation d’effroi. Ce qui devait être un simple exercice d’exploration en marge du roman a fini par constituer une collection de courts récits, tous écrits dans une langue précise, évocatrice. Il s’en dégage une sincérité troublante sur la fragilité des liens et des êtres, sur ce qui nous affecte ou impose un nécessaire détachement.

Chacune à leur manière, ces confidences m’ont émue. Une marque de confiance, un frisson d’humanité partagée que je ne voulais pas garder que pour moi. J’en ai intégré certaines dans Les grands espaces, en voici quelques autres.

Froid numéro 1

Mon père était un homme chaleureux, au sens le plus noble du terme. Quand, ce matin du 14 novembre 1994, j’ai autorisé que l’on mette fin à ses souffrances en cessant toute inutile manœuvre pour le maintenir vivant malgré son cerveau irrémédiablement détruit... là j’ai connu le froid... le véritable froid. Et il m’habite encore, ce froid... ce froid et tous ses détestables synonymes...

Froid numéro 2

À ma première année de cégep, j’ai eu une période de turbulences : une augmentation des exigences scolaires, une rupture amoureuse compliquée, un changement de réseau d’amis et une distance familiale. J’ai, avec une conviction sincère, choisi qu’il serait plus facile simplement de tout arrêter là. Je n’avais pas envie de vivre la suite. J’ai donc tenté d’y mettre fin. On m’a amenée à l’hôpital pendant que j’étais plus ou moins consciente de la réalité. L’urgentologue qui m’a vue, sa première réaction a été de me dire : « Comme si on a besoin de ça ! Il y a plein de monde vraiment malade… » Je ne suis pas certaine que ce sont les mots exacts prononcés. Dans cette soirée, dont il me reste bien peu de souvenirs, la réaction de cet urgentologue n’a qu’accentué ce détachement, amplifiant ce froid intérieur, m’appelant à m’éloigner des autres pour rendre la vie plus facile pour moi et pour eux, dont celle de cet urgentologue.

Froid numéro 3

À l’âge adulte, chaque fois que je visitais mes parents, je me mettais à grelotter. J’avais l’impression que l’air était glacial. Je voulais porter mon manteau à l’intérieur.

J’ai par la suite compris que c’était tout le non-dit dans ma famille qui m’affectait. Les secrets que je ressentais et qui étaient cachés par des artifices sociaux et SURTOUT par la beauté de plats gastronomiques. La nourriture prenait toute la place. Mes parents parlaient des ingrédients, de la provenance des recettes, des techniques d’assemblage et de cuisson... bref, la bouffe devenait LE sujet.

Et moi, j’étouffais devant tous les secrets qui m’avaient affectée une vie durant. J’avais envie qu’on les mette sur la table pour les aborder réellement. J’étais gelée.

Alors j’ai tout coupé les liens pendant deux ans. Pour vivre dans l’honnêteté et me réchauffer.

Froid numéro 4

Je m’en souviendrai toujours, c’était un après-midi de février, un mardi, en fait. J’étais parti ce matin-là visiter ma grand-mère dont j’étais très proche. Trois heures de route nous séparaient. À quatre-vingt-quatorze ans, elle vivait depuis peu dans un presbytère converti en CHSLD. Comme dans plusieurs villages de campagne, celui-ci était adjacent à une majestueuse église et dominait le paysage entier, juché sur la plus haute colline.

C’est ce jour-là que j’ai cessé d’être pour elle. Ma grand-mère, sans que je puisse à ce jour le réaliser, sombrait lentement dans la démence. Alors que je la photographiais, elle s’est soudainement tournée vers moi et m’a demandé qui j’étais. J’ai tellement été pris de court que je n’ai simplement pas su quoi répondre.

Si je ne me souviens plus de ma réponse, je sais que c’est les yeux pleins d’eau que je l’ai quittée. J’ai tenté tant bien que mal d’essuyer mes larmes tandis que j’empruntais le corridor qui me menait vers la sortie.

Je me souviens encore plus que, dehors, il y avait le vent qui m’attendait. Un vent violent, un vent qui glace. Ce vent me rappelait que j’étais peu de chose, me criant aux oreilles, peu importe où je posais mon regard.

Une fois rendu dans ma voiture, il y a eu ce silence. En regardant les arbres valser au travers du pare-brise sans faire de bruit, je me suis mis à réfléchir sur la mort. Comment je venais de disparaître pour ma grand-mère, sans faire de bruit, sans qu’elle le sache…

Froid numéro 5

Je pense que le grand froid, c’est la frontière silencieuse que m’ont imposée quelques personnes dans ma vie. À commencer par ma mère, quand j’avais douze ans. J’ai dit un truc dont je ne me souviens plus. Ça l’a mise dans une colère froide, justement. Elle a décidé de m’ignorer pendant une bonne semaine. Elle ne me parlait pas, ne me regardait pas. Ne lavait pas mes vêtements, ne mettait pas la table pour moi, ne servait pas mon assiette.

Une amie très proche m’avait fait la même chose pendant des semaines deux ans auparavant, à l’école. Je me souviens de la grande anxiété que ça m’avait causée. L’impression de disparaître, de perdre une partie de moi-même à travers ces regards disparus.

Puis, plus tard, dans la trentaine, j’ai vécu avec un homme narcissique, dépressif. Il s’emmurait dans un silence pesant, il traînait sa vie triste dans notre espace de vie, contaminait mon existence. De la glace sèche... que ce moment de ma vie.

Froid numéro 6

Je me trouve à des milliers de kilomètres de chez moi et à des années-lumière de ma fille unique. Ici, rien ne va comme prévu avec ma nouvelle épouse ; toutes choses ne tournent pas rond. Tard le soir – on est en février, dans le Midi de la France –, je m’éclipse par la porte arrière et comme un fumeur invétéré je vais prendre de grandes bouffées d’air frais sur le préau, seul avec les étoiles. Je m’emplis les poumons du petit froid en rêvant d’un ciel bleu Québec par vingt sous zéro, ce qui me réchauffe. Tout le reste est glacial.

Froid numéro 7

C’était une ambition que j’avais clamée haut et fort pendant longtemps : je verrais Paris avant d’avoir vingt ans !

Alors au mois de novembre 1993, à l’aube de mes dix-neuf ans, j’ai acheté un billet d’avion pour la France en y engloutissant l’ensemble de mes économies d’étudiante. C’était la première fois que je voyageais en Europe. Première fois que je voyageais en solitaire.

Je suis arrivée à Saint-Malo. Va savoir pourquoi, j’avais décidé de m’initier au Vieux Continent par la Bretagne.
Il faisait gris, c’était pluvieux, c’était novembre.
Je suis arrivée dans une auberge de jeunesse plutôt terne et surtout vide.
J’ai déposé mon maigre bagage et j’ai pris le chemin du supermarché Monoprix.
J’ai acheté un saucisson sec, un camembert complet, une baguette et deux litres d’eau.
Cette pitance devait durer les quatre ou cinq jours pendant lesquels je visiterais Saint-Malo, le mont Saint-Michel et Rennes.
Après mes courses, j’ai repris le chemin de l’auberge.
J’étais découragée qu’à peine trente-huit minutes se soient écoulées.
J’ai bifurqué vers une palissade fortifiée qui donnait sur la mer.
Je me suis hissée sur la promenade, me suis assise sur un banc public glissant de bruine.

Et là, devant la mer des côtes bretonnes, dans ce pays nouveau, avec mes provisions sous le bras, j’ai senti un froid qui ne m’avait jamais traversée. Aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait d’un mélange d’humidité saline, de celle qui ronge les fibres, d’une peur de vraie solitude et de la paralysie de mes premières émancipations.

Froid numéro 8

Janvier 1979. J’ai huit ans. Mon père, ma sœur et moi marchons vers le Salon funéraire Tomasso. Ou Tomassi. Était-ce un O ou un I ? J’oublie. J’oublie aussi si on m’a tenu la main. J’oublie si j’ai pleuré. J’oublie presque tout. Sauf quelques détails. Je n’oublie pas le manteau de fourrure de ma professeure de deuxième année dans lequel je m’étouffe lorsqu’elle me serre tout contre elle. Je n’oublie pas l’odeur écœurante d’eucalyptus des bouquets mortuaires. Ni l’odeur de cigarette des oncles qui fument dans le sous-sol. Ni le satin couleur chair du cercueil dans lequel repose ma mère. Je me rappelle aussi très clairement qu’on me demande si je veux toucher son corps. Agenouillée sur le prie-Dieu, je dis non. Et un grand froid entre dans ma vie.

Froid numéro 9

Mi-août. Rivière Bonnet Plume, Yukon, soixante-cinquième parallèle. Hiver enneigé, printemps tardif, été pluvieux. La rivière déborde, les canots poussés en aval presque sans effort de notre part. Sillonnant les flancs des montagnes qui définissent la vallée, à une altitude trop basse pour notre confort, une courbe de niveau virtuelle au-dessus de laquelle le paysage passe au noir et blanc. Déjà la neige. Il vente.

Il pleut depuis une semaine. Il pleuvra en fait jusqu’à notre destination, loin au nord, sur la Peel, où un mètre d’eau recouvre la plage de galets sur laquelle nous avons naïvement donné rendez-vous à l’hydravion...

Pieds dans l’eau glaciaire, chargée de limon. Pas mieux dans le canot : à chaque coup d’aviron, quelques gouttes glissent de la pale le long du collet jusqu’à l’olive, nos mains sont trempées. Rien n’y fait : néoprène, Gore-Tex, combinaison étanche, laine polaire. Tuque. Je porte tous mes vêtements. Un grand frisson de quinze jours.

Froid numéro 10

C’était un appel téléphonique.
La sonnerie à mon travail. Devant un mur jaune, un bureau de mélamine et sous un néon trop clair.
La médecin qui demande si je suis à un endroit propice, si je suis entourée, elle veut me rencontrer demain...
Aussitôt tout s’arrête. Froidure extrême qui me traverse le corps. Vide. Je sais ce qu’elle veut m’annoncer.
Je n’ai plus aucune émotion. Rien. Pas de tristesse.
Seulement l’effort ultime pour ne pas laisser toute cette glace me tuer. Ne pas dériver avec la banquise, moi aussi.
Elle m’annonce que l’échographie montre clairement que le bébé n’a pas de cerveau gauche.
J’utilise un vocabulaire sans chaleur, le plus technique possible. Surtout ne rien humaniser. Rester froide. De glace.
Ça veut dire quoi ? Quel genre de vie pour lui ?
Je demande s’il est trop tard pour un avortement. Non.
Mais il faudra d’abord « tuer » le bébé dans l’utérus.
Et ensuite accoucher de ce petit enfant mort que je pourrai tout de même bercer l’instant d’une nuit.
Pendant qu’il est encore chaud.
OK, merci. À demain. Bye.

J’ai raccroché.
J’ai écrit un texto froid à mon chum.
Je suis allée nager avec ma sœur sans rien dire.
Je suis allée au cinéma avec ma mère sans écouter le film.
Je suis allée souper en silence chez mes parents.
Soirée de juin où il semblait pourtant faire moins quarante degrés.
Tout cela avec les petits coups de pied d’un enfant qui n’existerait bientôt plus dans le ventre. Et un iceberg à la place du cœur.

(Le reste de l’histoire est pourtant au contraire empreint de tant de chaleur et de tendresse humaine... je me demande si toute cette froidure n’était pas justement nécessaire afin d’engendrer autant de douce et tendre chaleur humaine...)

Un chaleureux merci aux personnes qui m’ont écrit et m’écriront pour contribuer à mon inventaire de confidences de froid : confidencesdefroid@gmail.com

Couverture du roman Les grands espaces d'Annie Perreault, montrant une femme de profil devant une fenêtre

Annie Perreault

Les grands espaces

Moi si on m'ouvre on trouvera un lac.

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