Je suis arrivé à Kaboul à la fin de l'automne 2009, avec en tête peu de plans clairs. La guerre et l'« influx de civils » (un élément de la stratégie américaine visant à « gagner le cœur et l'esprit des Afghans ») avaient entraîné une entrée massive de fonds en provenance de l'étranger. Les expatriés — journalistes, travailleurs humanitaires, diplomates, etc. — étaient débarqués, animés par un zèle messianique, pour transformer l'Afghanistan, mais surtout pour construire leur carrière. Les mercenaires du monde entier avaient aussi déferlé pour protéger ces étrangers et fonder des entreprises de sécurité. À plusieurs égards, Kaboul ressemblait à une ville-champignon du Far West américain.

Mon objectif principal, lors de ce voyage, était d'apprendre, d'acquérir une meilleure compréhension de l'implication des États-Unis et du Canada dans la guerre. Pendant près d'une décennie, ce conflit avait infiltré ma conscience par l'intermédiaire des médias et était devenu l'un des sujets politiques cruciaux. Je ne prétendais pas arriver à saisir rapidement (ni peut-être même jamais) la complexité de la culture et de l'histoire afghanes. Le territoire qui avait toujours hanté une certaine part de ma conscience depuis les dernières années de la guerre froide et l'invasion soviétique était devenu plus intime et, en même temps, plus lointain, plus impossible à connaître réellement. Cela s'expliquait à la fois par les divisions causées par la guerre, qui s'accentuaient rapidement, et le fait que les Afghans et les étrangers présentaient les uns aux autres des figures soigneusement préparées, endossant les rôles qu'ils jugeaient acceptables. Le sujet du roman serait donc moins le peuple de l'Afghanistan et ses vastes paysages à couper le souffle que les étrangers, qui projetaient sur ces gens l'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes en tant que sauveurs, et sur ce paysage une vision de leurs aventures et de leur courage.

Au cours de ce voyage, j'ai découvert que je voulais écrire un roman. J'avais été frappé par le fait que tout un chacun avait une histoire plus ou moins secrète à raconter. Tout le monde était au courant d'un épisode de corruption, ou d'un scandale à la veille d'éclater, ou bien avait été témoin de quelque chose d'horrible à quoi il ne souhaitait pas que son nom soit lié. J'ai écrit sur la façon dont la jonction du réel et de la fiction faisait du roman une forme particulièrement bien adaptée à la confusion propre à la guerre, où se mêlent les rapports contradictoires des rumeurs, des journalistes, des spéculations ordinaires et des discours politiques. J'ai publié cet article, qui était ma façon de m'expliquer comment je souhaitais réfléchir à l'écriture d'un roman, et j'ai rédigé les premières esquisses de ce qui deviendrait Dans l'œil du soleil, même si, à l'époque, le texte s'intitulait L'école.

En 2009, j'avais cessé de faire de la photographie depuis quelques années pour me concentrer sur l'écriture. Mais quand je suis revenu en Afghanistan à l'hiver 2013 afin de rassembler plus d'informations pour mon roman, j'avais aussi l'intention d'écrire des articles journalistiques et de prendre des photos. Je me suis mis à utiliser de plus en plus l'appareil photo pour réaliser mes projets — ou simplement comme prétexte à des conversations —, et ce dans le but d'en apprendre davantage sur l'Afghanistan autant que sur l'occupation. Ces clichés ont été pris lors de mes promenades à Kaboul durant ce voyage.

J'y suis retourné de nouveau en 2014, au cours des mois précédant les élections présidentielles. Cette fois, je documentais l'équipe de cyclisme des femmes afghanes. Pour les Afghanes, le vélo est tabou dans la mesure où il leur offre une liberté inédite en même temps qu'il est susceptible d'abîmer leur hymen, les empêchant ensuite de trouver un mari. Comme ce fut jadis le cas en Occident, la bicyclette est devenue un symbole de la libération des femmes, mais (surtout depuis le retour de l'influence des talibans) un symbole violemment contesté par les conservateurs, et ce même si l'adoption du vélo par les femmes aurait de nombreuses conséquences bénéfiques sur la société afghane : accroissement du niveau d'éducation des ménages, augmentation du revenu des familles, diminution de la mortalité infantile et maternelle.

J'ai aussi fait une série de photos de femmes afghanes pratiquant d'autres sports.

Au fil de plusieurs missions où j'ai été intégré à des unités militaires afghanes, j'ai effectué une série de portraits de soldats tandis que l'Armée nationale afghane prenait graduellement la direction des opérations auparavant sous l'égide de la Force internationale d'assistance à la sécurité, et les ai publiés ici avec Foreign Policy.

J'ai été, à ma connaissance, le premier journaliste à avoir accès aux quartiers généraux de surveillance à Kaboul. J'y ai consacré ce reportage photo, publié aussi avec Foreign Policy.

Je vivais à Kaboul pendant les élections présidentielles et j'ai assisté aux conférences de presse des deux candidats.

Et j'ai passé du temps dans le Bâmiyân, province où les talibans ont fait sauter les statues anciennes du Bouddha en 2001.

À chacun de ces voyages, j'ai eu l'impression que le domaine de ce qui m'échappait en Afghanistan ne cessait de s'étendre tandis que je percevais de plus en plus clairement les attitudes messianiques à l'œuvre derrière l'occupation américaine — ces mille façons dont les Occidentaux affirmaient leur valeur (et souvent leur supériorité) par leur capacité à sauver autrui, moins pour l'acte salvateur lui-même que parce que celui-ci leur permettait de s'inventer les personas qu'ils désiraient incarner. C'est ainsi que Dans l'œil du soleil a grandi peu à peu, nourri par l'étude de cette communauté et par mes interactions avec des individus qui semblaient avoir été appelés en Afghanistan précisément pour pouvoir rentrer chez eux imbus de l'autorité de ce voyage.

Deni Ellis BÉCHARD

Dans l'œil du soleil

La guerre est une collision de fictions.

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