«Cette histoire est celle de ma génération, l’une des premières à être née devant la télévision, la première certainement à avoir eu accès à une programmation en continu par le câble, à un moment où l’on ne se préoccupait ni des effets néfastes d’une trop longue exposition à l’image ni de la culture qui allait émerger et susciter un désir irrépressible de se projeter à travers l’écran.»

Dans De synthèse, Karoline Georges aborde la question des relations filiales en relatant l’histoire d’une femme-image confrontée à la mort prochaine de sa mère.

Ce nouveau roman se déploie sur une tonalité plus intimiste que vos précédents. Comment s’est déroulée l’écriture?

J’ai commencé à explorer les univers virtuels il y a plus d’une décennie, afin de poursuivre mes recherches sur la sublimation esthétique, thème central de mon roman Ataraxie. Je voulais écrire une fiction autour d’un avatar depuis longtemps. Mais je ne trouvais pas l’angle pour aborder le projet. J’avais déjà en tête quelques points de repère: l’enfant de la télévision, la femme-image, l’icône en histoire de l’art. Je savais que je voulais me coller à l’adoration de l’image. Et c’est au moment où ma mère a été hospitalisée, en 2013, que j’ai compris la manière d’aborder De synthèse: par le corps. Celui par lequel on naît et qui se défait. Et l’autre. Celui inventé par les idéaux qui nous aliènent. De synthèse n’est pas une autofiction. Mais le roman a pris forme pendant l’une des pires épreuves de mon existence. Et celle-ci transparaît en filigrane dans le texte, inévitablement. J’ai mis le manuscrit de côté à la mort de ma mère, pendant un an. Je pensais que je ne pouvais tout simplement pas l’achever, que c’était trop difficile sur le plan émotionnel. Puis j’ai reçu un appel d’Antoine, l’an dernier; il m’a demandé si j’avais un texte en préparation, et je me suis entendue lui répondre que oui, j’en avais un. Et qu’il était presque fini… J’ai senti qu’il était temps que je passe au travers, que j’accepte d’aller de l’avant.

Pourquoi avoir situé l’histoire dans un Québec (légèrement) futuriste?

Pour donner plus de corps à l’avatar du récit! La technologie qui permet de créer le dispositif qu’utilise la narratrice afin de créer des «images immersives» n’est pas encore au point. La réalité virtuelle existe, mais c’est embryonnaire, laborieux. L’immersion n’est pas encore pleinement confondante de réalisme comme elle le deviendra dans quelques années.

J’avais également besoin de créer un contexte où la menace terroriste et celle des désastres nucléaires sont toutes deux amplifiées au point de justifier le désir de se terrer chez soi. Je voulais un environnement principalement géré par l’intelligence artificielle afin de limiter encore davantage les interrelations humaines du personnage.

En même temps, cette histoire est celle de ma génération, l’une des premières à être née devant la télévision, la première certainement à avoir eu accès à une programmation en continu par le câble, à un moment où l’on ne se préoccupait ni des effets néfastes d’une trop longue exposition à l’image ni de la culture qui allait émerger et susciter un désir irrépressible de se projeter à travers l’écran. J’avais donc besoin de m’incarner dans la peau d’une femme qui est ma contemporaine, avec qui je partage les mêmes référents culturels. Tout en bénéficiant des avantages technologiques d’un léger saut dans le futur.

L’isolement choisi par votre narratrice, qui vit principalement dans un monde virtuel, vous apparaît-il comme une renonciation au monde ou plutôt comme une existence différente?

La narratrice est née devant la télévision et ce qu’elle a connu du monde, chez elle et dans sa banlieue, ne lui a pas donné envie de s’intégrer à sa société. L’écran s’est imposé comme foyer de sa culture. Comme unique point de repère. Son isolement m’apparaît comme la conséquence d’un mode de vie contemporain. Elle a très peu appris à entrer en contact avec l’autre, mais elle sait s’immobiliser devant un écran. Et vivre par procuration grâce aux fictions qui s’y déploient.

Avec des personnages comme la narratrice, fascinée par les images, et sa mère, dont les fonctions vitales s’éteignent, De synthèse met en jeu le corps comme un objet incontrôlable, insaisissable. Quelle place le roman occupe-t-il dans cette réflexion, qui traverse une grande partie de votre oeuvre?

Le contexte d’écriture m’a obligée à percevoir l’expérience du corps de façon radicalement différente. Je ne connaissais rien à la maladie avant que ma mère soit foudroyée par la souffrance. Je ne connaissais rien à la mort non plus. Celle de ma mère a été d’une violence sans nom. En même temps, je voyais apparaître notre société de plus en plus virtuelle. Avec ses images parfaites sur Pinterest, ses photos de profil sur les réseaux sociaux prises par des photographes professionnels qui magnifient tous les sourires. Les outils de modélisation 3D que j’utilise atteignent des sommets de performance pour créer des corps numériques d’un réalisme à couper le souffle. Je voyais ainsi surgir un immense décalage entre l’ego virtuel que chacun s’évertue de dorer et l’horreur biologique qui sévit de plus en plus avec la démultiplication des cas de cancers. Je me suis heurtée en même temps à deux conceptions du corps aux antipodes l’une de l’autre, le corps réel et le corps virtuel. Avec une intensité inédite.

Aussi, j’explore le huis clos depuis mon premier roman. Sous béton se déroule dans une cellule de béton; Ataraxie met en scène une séquestration dans un salon de coiffure miteux. Cette fois-ci, c’est le corps lui-même qui impose un huis clos. Le corps réel, en décomposition, et le corps virtuel, en constante composition. De synthèse est très certainement mon roman le plus incarné. Et le plus virtuel en même temps.

La narratrice se réfugie dans l’univers virtuel où elle s’est créé un double. Vous êtes vous-même l’auteure d’un projet d’art numérique autour d’un avatar créé dans Second Life. Quel est le lien entre les deux projets, littéraire et visuel?

J’ai créé une première performance en ligne en 2009, avec mon avatar de l’époque, Kyrie Source, qui se voulait une incarnation numérique de la narratrice d’Ataraxie. J’explorais l’idée de femme-image par la photographie, observant l’évolution de l’apparence du personnage au fil de ses transformations. Second Life est un monde créé par ses utilisateurs et la sophistication des avatars dépend du talent des designers à produire des composantes qui permettent de raffiner nos personnages. Il y avait donc cette quête de trouver les meilleurs éléments pour sans cesse améliorer mon avatar. Sublimer le personnage, en quelque sorte. À l’époque, le rendu était quelque peu bédéesque. Après 400 portraits, quelques expositions, publications et installations vidéo, je pensais avoir bouclé la boucle. Et je suis passée à un autre projet. Mais j’étais encore attachée à cet univers, j’y avais des contacts et je revenais voir l’évolution en cours, les nouveaux outils disponibles, l’amélioration constante des possibilités graphiques.

Quand j’ai commencé à écrire De synthèse, j’ai eu envie de poursuivre mon travail photographique avec le corps virtuel pour alimenter ma réflexion autour de l’avatar et de sa mise en image, que je mets en scène dans le roman. J’ai donc ressuscité mon avatar sous un nouveau nom, Anouk A., et je me suis engagée dans un rituel qui consiste à créer un portrait par jour ou presque, en moins d’une heure, à partir des très nombreuses offres d’inventaire que je reçois de la part de plus de 300 créateurs 3D d’une quarantaine de pays. C’est une forme d’improvisation stylistique par laquelle j’explore la représentation du féminin et ses stéréotypes dans le monde virtuel. C’est une performance souvent ludique. J’en suis à plus de 600 images partagées sur les réseaux sociaux fréquentés par les avatars, qui sont très nombreux à suivre Anouk. La couverture du roman a été créée pendant ce processus.

Karoline GEORGES

De synthèse

J’ai été fascinée par beaucoup de personnages à l’écran. Surtout des superhéroïnes ou des créatures magiques. Toutes plus grandes que nature.

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