CENDRE

Notre mère nous revint deux jours après la dispersion de ses cendres au-dessus des gorges de Notley Fern. Il s’agissait bel et bien d’elle – et en même temps, pas du tout. Depuis qu’on l’avait éparpillée parmi les frondes de Notley, elle avait changé. Sa peau était désormais recouverte de mousse moelleuse et verdoyante piquée de jeunes pousses d’hyméno­phylle. Six larges frondes de fougère arborescente avaient germé dans son dos et s’étiraient en dessous de sa taille en une queue de paon végétale. Et à la place de ses cheveux cascadaient des feuilles d’adiante vert gazon – peut-être la plus élégante de toutes les fougères.

Ça n’avait rien d’exceptionnel dans notre famille.

Quelques jours après qu’on avait répandu ses cendres dans le détroit de Bass à Hawley Beach, notre grand-mère était réapparue avec une jupe de coquillages, un hameçon dans la langue, une peau en sable mouvant, des algues brunes en guise de chevelure et un gros ormeau vert ventousé sur la nuque. Elle avait approché un groupe de pêcheurs terrifiés, ses bras ridés tendus devant elle, un bruit de ressac s’échappant de sa bouche ourlée de sel. Notre grand-tante Margaret était également revenue, peu de temps après qu’on avait dispersé ses cendres sur la ferme familiale à Bothwell. Dès qu’elle était entrée dans son salon, elle s’était mise à perdre des lambeaux d’écorce de niaouli sur la moquette, tandis qu’une couronne de branches de gommier bleu lui poussait sur la tête et que la queue d’un wallaby de Bennett s’agitait sous sa robe. Et notre cousine Ella avait été aperçue une semaine après qu’on avait jeté ses cendres au vent du haut de Stacks Bluff. Avec un corps moucheté en dolérite et un visage de ciel glacé, elle était entrée dans son ancienne école et l’avait traversée lentement, laissant derrière chacun de ses pas une trace de givre craquant.

Il y en avait d’autres – des tantes, des cousines, des aïeules, foisonnantes de limbes et lichen, racines et roche, plumes et poils. Ça se produisait depuis des générations, depuis l’arrivée de nos ancêtres sur cette île, ou peut-être plus longtemps ; personne ne semblait savoir. Tout ce dont on était sûrs, c’était la proportion : chez les McAllister, environ un tiers des femmes revenaient dans la famille après leur crémation. Les hommes, jamais.

Chacune avait ses propres raisons de revenir – une affaire à mener à bien, de vieilles rancœurs, des tâches oubliées. Une fois leur mission accomplie, elles cheminaient vers le paysage qui les avait réengendrées, et on ne les revoyait plus.

Notre mère resta quatre jours. Ma sœur Charlotte et moi supposions que son retour avait quelque chose à voir avec notre père, qui n’avait parlé à au­­cun de nous deux depuis des années, mais rien ne trahit ses intentions. Le premier jour, elle passa six heures sous la douche. Comme de vraies fougères, ses membres feuillus nécessitaient beaucoup d’humidité. Le deuxième, elle se limita à une douche de deux heures, puis erra dans la maison, promenant ses frondes délicates sur les meubles et les photos de famille sans faire cas des questions que Charlotte et moi lui posions. Le troisième, elle ne prit pas de douche du tout. Et le quatrième, elle sortit, sourit au soleil hivernal et marcha toute la journée jusqu’à la maison de notre père, où elle attendit, sur la pelouse, qu’il la découvre.

Lorsque ce fut le cas, elle avait passé plus de quarante-huit heures sans eau. Ses feuilles, marron et desséchées, s’effritaient. Comme notre père s’avançait vers elle, elle se mit à frotter vigoureusement deux de ses frondes l’une contre l’autre. Quand il fut assez près pour lui parler, une mince volute de fumée s’éleva de son dos. Et lorsqu’il tendit la main vers son visage moussu, une langue de feu crépitante se propagea à travers elle. Il recula et tomba à la renverse, tandis que le corps de notre mère, grouillant de flammes, brûlait vite, vif et fort, rouge-orangé dans la nuit.

Si cet événement nous perturba – et je compte mon père dans le lot, bien que je n’en aie aucune certitude –,  je m’en remis assez rapidement. Tout le monde meurt, y compris ceux qui se réincarnent. Mais Charlotte eut du mal à passer le cap. Le cercle d’herbe calcinée sur la pelouse de notre père se figea dans son esprit. Je commençai à la trouver en train de contempler la forêt, de toucher des plantes, de renifler des rochers, de lécher des arbres. Les cris d’un currawong l’attiraient dans les ravines qui traversaient notre propriété. Un souffle de baleine s’élevant de l’océan tout proche, et elle se mettait à hurler de façon incontrôlable. Je me demandais sous quelle forme elle me reviendrait après sa mort, ce qui me fit penser à ma mère, réduite en cendres par deux fois.

Si deux pourquoi pas trois ? Un processus sans fin, inquiétant, terrible même, et plus Charlotte luttait, plus je me tracassais ; alors je fis ce qui me semblait juste. Je me mis en quête d’un cercueil, et jurai de l’enterrer entière et bien morte.

Robbie ARNOTT

Flammes

« Flammes est un premier roman assuré, d’une créativité exubérante. Une histoire qui flamboie d’inventivité. »

Australian Book Review

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