Lori me donnait souvent rendez-vous dans un café de Montréal. Elle arrivait chaque fois une heure ou deux avant moi pour pouvoir y travailler. Je la trouvais assise devant son café, une pile de papiers et son portable. Elle corrigeait le travail de ses étudiants, révisait une traduction ou rédigeait un texte. Une tenue élégante. Du rouge à lèvres d’un rouge profond. Cheveux blonds coupés au carré.

      Elle m’appelait darling ou sweetheart dans sa voix chantante. Elle avait un accent en anglais et en français que je ne reconnaissais pas. Quand je l’ai rencontrée la première fois il y a une quinzaine d’années, je croyais qu’elle avait vécu une enfance hors norme : une fille britannique qui a quitté très jeune sa famille aisée pour aller étudier dans un pensionnat chic en Suisse.

      Dans les faits, Lori Saint-Martin vient d’une famille de la classe ouvrière qui habite une ville ordinaire : Kitchener en Ontario. Enfant, Lori, qui s’appelle alors Lori Farnham, a l’impression d’être née au mauvais endroit.

      Chez elle, elle ne se sent pas chez elle. Elle est perçue comme différente dans une ville où les différences sont mal vues. Elle adore les mots. Dès l’âge de dix ans, elle voit toutes ses pensées, comme une narration faite en direct, apparaître dans de petites bulles de bande dessinée. Sa passion pour la fiction naît de ce superpouvoir.

      Cette petite fille anglophone tombe amoureuse de la langue française dès qu’elle l’entend pour la première fois dans un cours donné par sa fée marraine, madame Murray, en cinquième année du primaire. Le français lui semble vrai, profond, une langue pure qu’elle associe à la liberté. Le français est sa porte vers un ailleurs, son nouveau chez-soi.

      Sa première œuvre sera de se créer elle-même comme francophone. Adolescente, elle garde secret son projet de se franciser. « Un prisonnier ne fait pas rapport à ses gardiens sur l’avancement du tunnel qu’il creuse », dit-elle.

      Au début de la vingtaine, elle habite Québec et parle français presque exclusivement. Elle change de nom après avoir trouvé « Saint-Martin » dans l’annuaire téléphonique. Les gens qu’elle connaît à cette époque, à part des amis très proches, ne savent rien sur son passé, son nom, ses origines. Elle vit dans un placard, un placard linguistique.

      Plus tard, elle rencontre son futur mari, Paul Gagné, et ensemble ils traduisent de l’anglais vers le français plus de cent trente livres, y compris mes trois livres.

      Dans le but de devenir un meilleur traducteur, je lisais attentivement leurs traductions, comparant mon original en anglais avec leur version en français phrase par phrase. J’avais l’impression de suivre un cours de maître donné par deux génies de la traduction littéraire maintes fois primés.

      Lori écrit également en français trois recueils de nouvelles, un roman et un essai sur la traduction. Elle finit par maîtriser l’espagnol et traduit sept livres de l’espagnol au français.

      Il y a deux ans, elle publie son récit Pour qui je me prends, le titre faisant référence à une question que sa mère lui posait souvent : Who do you think you are ? Une question condescendante qui sous-entend que la personne à qui on la pose est plutôt ordinaire. Lori, par contre, est extraordinaire.

      En septembre dernier, elle m’a invité à faire une présentation devant sa classe à l’UQAM, et après, nous avons dîné ensemble dans le Quartier latin. Elle était pétillante et rayonnante comme d’habitude. Elle me parlait de toutes sortes de projets futurs, dont son voyage à Paris, la ville de ses rêves.

      À la fin de notre dîner, elle m’a dit : « Tu sais, Neil, je suis devenue ta nouvelle grande sœur. » Elle prenait ainsi la place de ma vraie grande sœur, Gail, qui est décédée trop jeune. Et maintenant, ma deuxième grande sœur m’a aussi quitté, et je pleure la perte de cette femme exceptionnelle.

      Dans Pour qui je me prends, Lori écrit : « Mon identité ne se résume à aucune de mes langues : aucune, seule, ne me suffit. Elle ne réside même pas dans la somme des trois ; elle se trouve dans le fait de penser presque simultanément dans les trois, dans leur danse fluide, dans les mouvements entre. »

      Elle écrit aussi que pour elle, une bonne journée est une journée au cours de laquelle l’anglais, l’espagnol et le français se croisent dans ses lectures, son écriture et ses conversations. Je lui dis donc : « Lori, we love you. Lori, te queremos mucho. Lori, on t’aime beaucoup. »

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