Quand les étoiles brillaient au ciel, elles nimbaient la terre de leur clarté d’une intensité presque égale à celle du soleil, un jour couvert, et la jeune fille progressait vers le nord sur un chemin taillé entre ombres et lumière.

Mais au bout d’un moment, elle se demanda quels pieds avaient créé ce sentier, et elle imagina les hommes de cette contrée traversant la forêt en foulées silencieuses et régulières. Elle prit peur et dans sa tête remplaça les hommes par un cerf, une biche et son jeune faon tremblant. Et cela l’apaisa.

Cette nuit‑là, ses articulations étaient en parfaite forme, de même que ses os, et sous la peau, le sang sourdait en elle. Ses bottes sèches et solides la portaient de l’avant, et sous sa cape épaisse, pourvue d’un capuchon, son corps était au chaud. Les créatures nocturnes frémissaient dans les arbres sans se soucier de son passage. Le bonheur de son corps et de sa solitude l’envahit, et elle se sentit heureuse d’être là par cette belle nuit d’une transparence de cristal. Plus tard, alors qu’elle poursuivait tranquillement sa route, elle arriva au bord d’un ruisseau d’où s’était retirée la glace, dévoilant la roche nue, et elle trouva deux paires d’andouillers emmêlés, d’une blancheur éclatante dans la lueur des astres.

Ces bois entrelacés disaient l’histoire muette et féroce de la lutte qui avait fait rage, deux cerfs avaient chargé à travers la forêt, ils s’étaient percutés à grand fracas, et ils avaient été incapables de s’extraire de l’étreinte de l’autre, de sorte que même lorsqu’ils avaient perdu leurs forces, que leur colère fut dissipée, ils n’avaient pu se séparer. Alors chacun était tombé à genoux face à son ennemi, renonçant à la vie en compagnie de celui même qu’il haïssait.

Les andouillers étaient énormes et pâles, ils dispensaient leur ombre sur la pierre grise, ils étaient si impressionnants que la fille s’arrêta pour les contempler un instant. Son souffle s’apaisa, son corps qui s’était arrêté dans son élan se mit à vibrer. Aucune sculpture, aucune peinture, ni tapisserie faite de main d’homme ne lui avait jamais causé telle avalanche d’émotions. Elle contempla ces bois jusqu’à ce qu’ils soient empreints en elle, afin qu’elle pût les regarder, plus tard, gravés sur ses paupières, lorsqu’elle aurait envie d’être mélancolique. Mais rapidement son corps se refroidit, au point qu’elle en fut mal à l’aise, et pour se réchauffer, elle se remit en marche.

La nuit approchait de son terme, une brume blafarde monta de terre, lui enveloppant les chevilles, puis les genoux, puis la taille, la poitrine, et enfin sa personne tout entière, bientôt elle engloutit la lumière des étoiles et puis le jour naissant à l’horizon. Ce brouillard exsudait un froid humide, mauvais, qui s’insinuait contre sa peau et l’étouffait. Elle se mit à grelotter de plus en plus et bruyamment. Si elle pouvait s’entendre elle-même, les autres l’entendraient aussi, hommes et bêtes.

Le sentier s’était drapé dans cet immonde rideau de brume, et elle ne cessait de buter contre les racines et les pierres invisibles à ses yeux. Les branches et les troncs d’arbres ne lui apparaissaient qu’au tout dernier instant avant la collision. En poursuivant ainsi, elle risquait fort de choir dans un ravin ou de lever les yeux pour constater qu’elle était au centre d’un village, que les habitants n’avaient rien d’accueillant, qu’ils étaient susceptibles de la ramener au fort comme monnaie d’échange, et c’était la mort assurée. Aussi s’arrêta‑t‑elle là où elle était et, mains gantées tendues, elle chercha son chemin à tâtons au milieu des troncs. À un endroit plat où il n’y avait point de neige, elle s’agenouilla, tenta de faire du feu avec ce qu’elle pouvait trouver de sec tout autour d’elle. Dans cette exhalaison humide du sol en plein dégel, tout ce qu’elle touchait était mouillé, écorce, branches, feuilles et mousse, et nulle part il n’y avait de branches mortes sur les arbres qu’elle eût pu couper et brûler. Les étincelles qu’elle réussit à arracher à son silex s’envolèrent dans les airs et le froid les moucha.

Elle échoua, échoua encore, et bientôt, son corps ayant cessé de se mouvoir, le froid s’insinua plus profond, et elle tressaillit parce que c’était terrible.

Elle se mit à chercher son chemin en rampant, et découvrit un rocher plat tout contre un arbre, à moins que cet arbre n’eût grandi dans le rocher, difficile de savoir, là elle sortit les petites couvertures de son sac, et fit une tente du mieux qu’elle put avec l’une des deux et une branche fourchue de l’arbre au‑dessus d’elle. Elle s’enroula dans la seconde en la serrant bien fort contre son corps, mais le froid s’infiltrait toujours et le rocher glacial irradiait sous elle jusqu’en ses os. Elle était maudite. Et aussi lasse fût‑elle, le sommeil la fuyait.

C’était là une leçon apprise dans la douleur, se dit‑elle : elle devait ramasser plantes sèches et brindilles dans la journée, et les ranger dedans son sac pour s’en servir quand elle serait trop fatiguée pour continuer. Car dans ces bois hostiles, il n’y aurait point de réconfort, sauf à jouir d’un bon feu ; en outre, sans feu, elle se trouvait à la merci des bêtes sauvages qui risquaient de flairer sa trace et s’approcher.

Elle sombra dans un demi‑songe. Très vite, elle eut la sensation que le sol n’était plus solide sous elle, mais qu’il tanguait et roulait comme si dans son sommeil elle eût été ramenée sur le bateau qui, même dans le pot au noir, oscillait et bougeait, jamais stable sous les pieds, aussi mouvant que les vagues et courants sous‑jacents. Dès le début, lorsqu’ils étaient encore à quai, en ville, elle avait aimé le roulis. Plus tard, en affrontant des déferlantes, elle faisait partie des rares dont l’estomac fût en paix. Elle prenait soin des autres, qui rendaient, vomissaient, hoquetaient, geignaient, à l’agonie tandis que leurs corps maigrissaient, incapables de garder en eux ce qu’ils mangeaient. Quand bien même ils eussent pu se sustenter, la nourriture était immonde, c’était pour l’essentiel une bouillie à peine cuite de pois rongés de vers. Peut‑être as‑tu du sel qui coule dans ton sang, ma chère Lamentations, murmurait la maîtresse, la main réconfortante de la jeune fille sur son front. Peut‑être avons‑nous résolu une partie du mystère de tes origines. Et puis elle avait ri, sans méchanceté. Car en effet il était vrai que la jeune fille venait de l’asile pour les pauvres de la paroisse, et qu’elle était entrée au service de la maîtresse à l’âge tendre de quatre ans ; on l’avait trouvée, nouvelle‑née, abandonnée dans l’aube blême, encore maculée des miasmes de la naissance, nue dans la fange, rue shiteburne, presque morte de froid. (p. 47-50)

Lauren Groff

Les terres indomptées

Portrait Lauren Groff couleur

Lauren Groff

Article (aparté)

Sans nom, sans maître, parmi les étendues sauvages

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