J'ai longtemps été agacé par la tendance à considérer les personnages comme des êtres vivants, à leur attribuer intentions et émotions, à leur imaginer une vie en dehors du récit.

À mes yeux, un personnage devait savoir se tenir à sa place : dans le texte.

C'est comme ça. J'ai étudié la littérature à l'époque du structuralisme, j'ai bien intégré l'idée qu'un récit n'a rien de vivant, qu'il n'est qu'un assemblage de signes et de dispositifs. « Mes personnages sont des carburateurs », ai-je souvent dit à dessein de scandaliser mon auditoire.

(J'ai surtout fait rigoler les mécaniciens : les automobiles n'ont plus de carburateur depuis longtemps. Il aurait mieux valu dire que mes personnages étaient des circuits d'injection, des joints de Cardan ou des pots catalytiques.)

Quoi qu'il en soit, j'ai le sentiment de changer peu à peu d'attitude. J'entre dans l'âge des nuances.

Il y a quelques années, j'ai été stratosphériquement irrité lorsque J. K. Rowling a annoncé, à l'occasion d'une conférence, que Dumbledore était homosexuel – alors pourtant que la série Harry Potter n'y faisait pas la moindre allusion. Ovation prolongée, bombe médiatique, Twitter en fusion! Moi je fulminais dans mon coin. J'étais d'avis qu'il aurait fallu incorporer cette information dans les romans ou l'emporter dans la tombe.

Maintenant, je ne sais plus trop.

Depuis deux ou trois ans, je jongle avec la tentation grandissante de construire un écosystème : un jeu de personnages, de lieux, de règles qui, selon l'expression chère à Perec, forment une machine à produire des histoires. (Nous restons dans la métaphore mécanique, mine de rien.)

Or, je réalise que l'attitude nécessaire pour mettre en place un tel incubateur est très différente de celle qui préside à l'écriture d'un roman.

Voyez-vous, on perçoit plus nettement les frontières du fictif lorsqu'elles se limitent aux quatre-vingt mille mots d'un roman. Tant que dure le travail de recherche, de développement et d'écriture, les personnages peuvent sembler dotés d'une volonté propre – mais cette illusion s'effondre dès la publication du bouquin. Figée sur papier, l'œuvre littéraire redevient un jeu de signes et d'ombres chinoises.

Lorsqu'on travaille à un écosystème, en revanche, le développement ne se termine jamais. Chaque opus est un chapitre d'une histoire mouvante, toujours en développement. Non seulement l'auteur voit ses personnages jusque dans sa soupe, mais le bol de soupe a les dimensions de l'océan Indien. Bouillon sans fin, immersion permanente.

C'est au fond le moteur des fan fictions. En circulant par le clavier de tiers auteurs, les personnages s'émancipent, font leur vie – et je suis de moins en moins certain que l'on puisse dire de tels personnages qu'ils se résument simplement à un ensemble de signes et de dispositifs.

Vous avez entendu parler de CRISPR? Vous prendrez deux minutes pour googler ça, je vous promets quelques frissons. Sachez seulement que les microbiologistes peuvent désormais composer des segments d'ADN artificiel et les insérer dans le code génétique d'un spécimen adulte à l'aide d'un virus spécialement bricolé.

Oui, vous avez bien compris : nous faisons maintenant du couper-coller à l'échelle moléculaire.

La technique est proprement révolutionnaire, et on parle déjà de guérir des maladies chroniques héréditaires comme la dystrophie musculaire – mais les implications s'étendent très au-delà de la médecine. La biotechnologie s'apprête à altérer en profondeur notre perception de nous-mêmes : il sera désormais impossible d'ignorer la nature fondamentalement textuelle de la vie. Prétentieux hominidés, nous ne serons bientôt plus que lettres, signes et dispositifs.

Au fond, ce ne sont pas les personnages qui nous ressemblent, mais l'inverse.

Je pensais auparavant qu'il fallait être un peu naïf pour attribuer des sentiments à Miss Marple ou Harry Potter, un peu comme si on prêtait des états d'âme à un robot culinaire. Je n'en suis pas encore tout à fait arrivé à penser le contraire, mais disons que je ne suis plus aussi catégorique. Avec la nuance vient le pragmatisme.

Peut-être convient-il, en somme, lorsqu'on entend créer un monde, d'être raisonnablement irrationnel?

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