Artiste inspirée et cultivée, Nina Bunjevac vit à Toronto, où elle partage son temps entre l’illustration, la création de bandes dessinées délicieusement troublantes et l’enseignement des beaux-arts. Elle a publié deux livres, Fatherland et Bezimena. Son style et son intérêt marqué pour le cinéma et l’imagerie occulte en faisaient l’artiste toute désignée pour créer la couverture du Malenchantement de sainte Lucy.

D’où vient votre passion d’enfance pour la BD ? Votre travail actuel est-il redevable à des œuvres en particulier ?

Je suis née au Canada, mais, de l’âge de 2 à 14 ans, j’ai vécu en Yougoslavie, un pays communiste plutôt rebelle. Nos frontières, comme les gens d’ailleurs, étaient ouvertes aux influences occidentales. La BD était très populaire, en particulier celle de Disney pour enfants, mais il y avait aussi des albums italiens, de Bonelli surtout, et des titres franco-belges. J’ai découvert la BD grâce aux comics que Carl Barks dessinait pour Disney, que j’achetais régulièrement. Un magazine pour enfants, Politika Digest, consacrait une section aux séries BD. Je me souviens d’un numéro en particulier – je devais avoir 8 ou 9 ans – qui contenait un récit de science-fiction ; j’ai été soufflée par le dessin du héros qui tombe sur La Joconde de Léonard sur la planète Vénus. Ça m’a époustouflée ; ça m’a obsédée. Mon imaginaire s’est élargi comme un ballon.

Vos livres témoignent d’un intérêt marqué pour l’histoire, pour la mythologie, pour les temps anciens. Comment ces sujets vous inspirent-ils lorsque vous écrivez ?

L’écriture de Fatherland, une BD qui porte sur ma famille – et surtout sur mon père, qui a été membre d’une organisation terroriste serbe ultranationaliste occulte –, m’a menée à faire des recherches historiques assez fouillées. En cours de route, j’ai découvert des tentatives de révisionnisme sur l’histoire des Balkans après la guerre dans la région, dont le sombre écho résonne toujours. J’ai donc voulu replacer ma famille dans un cadre historique, faire correspondre chacune des actions à un moment précis, afin de préserver une petite tranche de l’ensemble.

Lorsque j’étais enfant, la mythologie a été mon deuxième amour, après la BD et les livres illustrés. Un des premiers livres illustrés que j’ai eu l’occasion de feuilleter a été un livre bilingue, anglais et serbo-croate, qui racontait le merveilleux mythe de Philémon et Baucis.

Plus tard, lorsqu’on m’a initiée aux travaux de Carl Jung et de Joseph Campbell, mon amour pour la mythologie n’a fait que s’approfondir et j’ai commencé à l’incorporer dans mon travail. Campbell l’a bien dit : les mythes sont des rêves publics, et les rêves individuels sont des mythes. On pourrait également dire que la mythologie fournit une sorte de plan éthique pour la conduite de la vie. Chaque fois que je repense à ce livre, quelque chose s’anime en moi. C’est le pouvoir des mythes et celui des livres.

Parlez-nous de vos méthodes et de la façon dont vous construisez les images, avec une attention cinématographique au cadrage et aux détails.

Entre l’époque où, petite fille, je lisais des BD et celle où, adulte, je me suis mise à en dessiner, il s’est écoulé une vingtaine d’années pendant lesquelles j’ai notamment fait les beaux-arts. J’ai obtenu des résultats médiocres, car mon travail était jugé trop illustratif. Cependant, ces années ont été cruciales pour mon développement professionnel, car elles m’ont forcée à améliorer mes compétences en dessin et en peinture. À l’École d’art et de design de l’Ontario, j’ai suivi plusieurs cours d’histoire du cinéma, d’abord italien puis allemand, et je suis tombée amoureuse de cette forme d’expression. Mon style de dessin témoigne de multiples influences : les maîtres italiens, Pieter Bruegel l’Ancien, William Blake, Auguste Dore, le film noir et le free cinema britannique, sans oublier la BD underground américaine, en particulier les albums de Charles Burns et de Drew Freedman.

Le jeu de cartes que vous avez créé des 22 arcanes majeurs du Tarot (et le guide de 150 pages qui l’accompagne) est très impressionnant. Quelle en est, pour vous, la figure la plus significative ?

Je dirais L’Hermite. Elle trouve son inspiration dans les Évangiles gnostiques et dans le rôle qu’a joué Marie-Madeleine dans le christianisme primitif. Lorsque j’ai commencé à dessiner cette carte, je vivais en France, dans la petite ville d’Angoulême, lieu de naissance de l’autrice et humaniste française la plus connue de la Renaissance, Marguerite d’Angoulême. Elle était tellement éprise du Décaméron de Boccace qu’elle a entrepris d’en écrire sa propre version.

L’histoire de saint Cybard, l’ermite d’Angoulême, m’a également touchée ; on dit qu’il a voyagé dans l’obscurité pendant de nombreuses années tout en priant, à la recherche du meilleur endroit où vivre en reclus, et, lorsque sa prière est arrivée à son terme, il a posé sa tête sur un rocher, à l’extérieur des anciens murs de la ville, sachant que sa recherche était terminée. Le monastère fondé près de sa grotte est devenu plus tard une usine de papier. Maintenant, c’est le site du musée du Papier. Quand j’ai commencé à dessiner le Tarot à Angoulême, ce musée présentait une exposition sur l’histoire du Tarot en Espagne et en France. La ville était tout simplement imprégnée de l’énergie ésotérique et mystique, du féminin, et pourtant les habitants n’en avaient aucune conscience.

En quoi la proposition d’Alto de réaliser la couverture du Malenchantement de sainte Lucy de Zsuzsi Gartner vous a-t-elle plu ?

J’avais déjà entendu parler d’Alto, notamment après le succès de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris. Lorsque j’ai lu Le malenchantement de sainte Lucy, je me suis rendu compte que c’était là un ouvrage dont j’adorerais illustrer la couverture. Le livre lui-même est stupéfiant, un chef-d’œuvre. On y trouve des éléments de Borges, de Kundera, de saint Augustin, des références à l’ésotérisme et au mysticisme chrétien, au film noir, à Rudolf Steiner, à l’Urpflanze de Goethe. Mais surtout, il y a tellement d’humour ! C’était comme si quelqu’un avait écrit le livre selon mes goûts. Mieux encore, c’était écrit par une femme.


Le malenchantement de sainte Lucy - Zsuzsi Gartner

Zsuzsi Gartner

Le malenchantement de sainte Lucy

La clairvoyance a posteriori est une bête immonde à quatre yeux, qui enfonce ses serres en nous rien que pour nous voir nous tortiller !

Entrez dans notre histoire!

Infolettre

Programme de récompenses d'Alto Cliquez ici pour plus d'information