Dans La désidérata, quatre personnages vivent à leur manière une métamorphose, n’incarnent plus à la fin de l’histoire celui ou celle qu’ils ont été au début. Le père Berthoumieux, son fils Jeanty, la bougresse et Aliénor évoluent dans un espace-temps parallèle qui relève du conte, mais je n’écris pas en dehors du monde dans lequel je vis. Un monde qui, depuis quelques années, se transforme, évolue, entend enfin des voix autrefois ignorées. De ça aussi, mon roman est teinté.

Je profite de cet aparté pour braquer la lumière sur Jeanty, un personnage qui me glissait un peu entre les doigts. Dans le premier tiers du livre, Jeanty rentre au bercail après une déconvenue amoureuse. Quelque chose le ronge de l’intérieur. Même au village qui l’a vu grandir, parmi tous ces gens qui le reconnaissent et le saluent, il se sent étranger à lui-même. Au contact d’Aliénor – une femme qui arrive à Noirax dans le but de traquer la vérité –, Jeanty ne pourra plus juguler l’envie de révéler son identité véritable.

En ce printemps littéraire où l’on célèbre l’arrivée des nouvelles voix d’autrices trans qui viennent enrichir notre littérature, j’ai la témérité – si j’ose dire – de mettre en scène un homme qui embrasse la femme en elle. La transformation n’est pas aussi centrale dans mon livre que dans La fille d’elle-même et Valide, mais elle est présente : Jeanty devient Jeantylle.

Lorsque nous avons entamé les étapes de direction littéraire, j’ai compris que je m’aventurais sur un terrain glissant. Étais-je en train de faire de l’appropriation culturelle ou de genre ? Allais-je insulter une communauté qui commence à s’affirmer, à écrire ses propres histoires ? Mon personnage, en plus d’être trans, est bisexuel – étais-je ici en train de commettre un impair ? Devais-je employer le pronom « iel » lorsque mon protagoniste était dans l’entre-deux sexes ou me coller au féminin dès que Jeanty/Jeantylle en aurait décidé ainsi ? Était-ce vraiment elle/lui/ellui qui décidait, ou mon narrateur omniscient, c’est-à-dire moi, femme cis ? Curieusement, plus ça devenait glissant, plus mon personnage gagnait en complexité et m’intéressait.

« Ça te prendrait une sensitive reader. » J’ai la chance d’avoir comme amie l’éditrice du Cheval d’août, Geneviève Thibault. Je n’avais jamais entendu parler de ça. En gros, il s’agit de faire lire le texte à quelqu’un que le sujet concerne directement, interpelle et qui pourra signaler les passages potentiellement problématiques. J’ai tout de suite su vers qui me tourner.

Au début des années 2000, Chris Bergeron et moi travaillions dans la salle de rédaction du Voir. C’était avant sa transition ; elle signait ses textes sous un nom d’homme. On s’est perdues de vue durant quelques années. Lorsque nous nous sommes retrouvées, la chrysalide était devenue papillon. Sa trajectoire m’inspire, j’admire son courage et j’aime quand elle me parle de la perte de ses privilèges de mâle blanc avec sa perspective unique sur le sujet. Bref, je lui ai proposé d’être ma « lectrice sensible » et de veiller sur Jeanty/Jeantylle. Elle était sur le point de publier son premier roman et m’a demandé en échange d’être l’une de ses premières lectrices et de lui faire part de mes commentaires. J’ai plongé avec grand bonheur dans Valide, autofiction fantaisiste de science-fiction, un roman mutant et mutin au ton délicieusement autodérisoire.

Où m’a menée l’expérience de lecture sensible ? Qu’est-ce que cela a changé ? Me suis-je sentie brimée dans mon élan d’écriture ?

La vérité, c’est que je renouvellerais l’expérience demain matin et la recommande à tout auteur-trice qui écrit sans avoir les coudées franches, qui hésite un peu en tapant ses phrases sur le clavier. Non seulement les commentaires de Chris n’ont rien entravé, ils ont enrichi le texte, en me donnant une certaine assurance, l’autorisation officielle d’aller dans certaines zones et d’y plonger encore plus profondément, mais de la bonne manière.

Dès le départ, Chris a observé que le personnage de Jeanty/Jeantylle était un peu moins développé que les autres – ce qui s’expliquait par la retenue dont je faisais preuve à son endroit à cause de la désagréable impression que j’avais de marcher sur des œufs. Chris a insufflé des idées vraiment superbes et originales au manuscrit pour m’aider à décoincer ce qui résistait.

Je reproduis ici, avec sa permission, un extrait de sa lecture sensible, qui témoigne de la délicatesse dont elle fait preuve à son tour dans la manière attentive et ouverte qu’elle a de suggérer ses idées tout en respectant ma prérogative d’autrice. Voici un petit bout du courriel qu’elle m’a envoyé pendant le travail d’édition :

« Je crois que tu traites Jeantylle exactement comme tes autres personnages. Tout se trame en sourdine. C’est parfait. J’ai toutefois trouvé son changement d’état, son “coming out”, assez brusque (dans le sens d’inattendu). J’y ai plus cru lorsque l’on voit Jeanty, enfant, voulant porter des robes. Souvent, on parle de signes annonciateurs dans les parcours trans. Est-ce qu’il y aurait un moyen d’en saupoudrer un de plus avant son “coming-out” ? Dans mon livre, par exemple, ça passe par la manière dont Christian épie les femmes.

J’ai aimé le fait que ton personnage revendique une fluidité des attirances. C’est beau. Il y a quelque chose à explorer dans la manière dont elle aime les femmes et les hommes. Aime-t-elle les deux genres de la même manière ? Je pense à la scène où il est habillé en matelot, passant du bon temps avec une jeune femme et un jeune homme. Tu pourrais évoquer les deux extrêmes, les pôles de sa fluidité. Par exemple : d’une main, il caresse doucement la femme, mais de l’autre il s’agrippe plus voracement à l’épaule musclée du mec (ou vice-versa d’ailleurs).

On voit quelques fois Jeantylle se regarder dans le miroir. J’aurais aimé en savoir un peu plus sur son expression, sur ce qu’elle ressent. Ce qui est étrange, quand on est trans, c’est que nos reflets nous jouent des tours. Sous certains angles, nous sommes parfaitement ce que nous voulons être, sous d’autres le miroir nous déçoit, nous blesse. Peut-être que dans ton monde les miroirs sont magiques ? Ou cruels. »

Chris m’a aussi sensibilisée à l’importance de l’étape de la prise d’hormones dans un processus de transition, symbolisée dans La désidérata par l’ingestion d’une tisane de lichen aux effets féminisants.

Je vis beaucoup mieux avec le risque de choquer certains lecteurs après l’étape de la lecture sensible qu’en publiant un texte plus frileux, dans lequel des angles morts cachent une retenue qui découle d’une certaine forme d’autocensure.

Les écrivains ne sont pas emmurés dans des tours d’ivoire ; ils écrivent et évoluent dans leur société, leur époque. L’air du temps caresse la main qui écrit. Le processus éditorial est une discussion entre l’auteur-trice d’un texte et le ou la directrice qu’il ou elle a choisi(e). La lecture sensible s’inscrit selon moi dans la logique du travail éditorial. Elle m’a permis d’écrire plus librement. Elle a permis à Jeantylle d’accorder son cœur, son corps et sa tête pour vivre à fond sa vie de femme.

Marie Hélène POITRAS

La désidérata

Écrire, c’est crier au loup une fois de trop et rester toute seule avec l’animal, croire que l’on a réussi à le domestiquer, mais être finalement dévorée.

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