Ce texte d’Heather O’Neill sur sa maternité toute neuve, avec ses vertiges et ses douceurs, est un bel écho à ce que vit le personnage de Nouschka dans Mademoiselle Samedi soir, paru cet hiver en CODA. Le roman et l’article sont traduits, comme il se doit, par Dominique Fortier.


Tu dois bien être venue de quelque part, ma fille. Tu étais une petite racine que j’ai cueillie dans le jardin. Je t’ai déposée dans l’évier de la cuisine, dans un bol d’eau de rose tiède entouré de tasses de thé. Puis tu as commencé à gigoter.

Ou bien tu étais dans une grosse coquille de mollusque sur la plage. Tu changeais sans cesse de coquille, jusqu’à ne plus pouvoir en trouver d’assez grande pour toi, alors tu es venue vivre dans la baignoire de notre appartement.

Tu as vécu dans le judas de la porte d’entrée pendant neuf mois. J’ouvrais tout le temps la porte, jusqu’à ce que tu apparaisses sur le seuil.

J’ai fini par regarder au fond du panier à lessive. Il s’y trouvait quelquefois une bouteille de détergent. Ce jour-là, il y avait un bébé.

On dit parfois que les bébés commencent par une histoire d’amour. Je connaissais ton père depuis que j’étais jeune. J’habitais au troisième étage d’un immeuble d’habitation près de la voie ferrée. Ma fenêtre donnait sur de multiples balcons. Ça ressemblait un peu à un décor d’opéra. Ton père vivait au quatrième étage d’un édifice de l’autre côté du chemin de fer. Son logement était au-dessus d’un restaurant italien. Il avait des géraniums aux fenêtres.

Sa manière de sourire me faisait monter le rouge aux joues.

Pendant le cours de mathématiques, il avait fabriqué une fleur en papier avec une feuille quadrillée. Il y avait un folioscope sur son dictionnaire, quand on feuilletait les pages rapidement, on voyait un petit homme marcher dans une rue. Une fois, il m’a lu un poème au téléphone.

Il était beau en col roulé bleu marine. Il se faisait facilement des amis. Où qu’il se trouve, plein de monde apparaissait toujours d’un seul coup.

J’ai toujours su que je finirais avec un homme capable de faire du vélo sans les mains. Il mettait à l’épreuve une théorie à lui, selon laquelle rien ne nous oblige à faire ce qu’on nous dit. (Il se trouve qu’il avait tort.)

J’avais une autre façon d’écouter de la musique avant ta naissance. J’écoutais de manière irresponsable, en m’autorisant à ressentir le poids de toutes les paroles. Je réagissais à tout. Je n’ignorais jamais la moindre émotion. Je les coloriais toutes avec un gros crayon de cire. Quand on est jeune et qu’on peut avoir des bébés, on ne sait pas faire la différence entre le courage et la témérité. Tu as gâché le rock and roll pour moi.

Ton père et moi sommes rentrés en taxi de notre bal des finissants. Quand j’étais jeune, les enseignes d’hôtel brillaient toutes de la même teinte de jaune. Il m’a dit qu’il m’aimait et les gouttes de pluie dans la vitre sont passées du jaune au rouge.

Quand suis-je tombée enceinte ? À quel moment ?

Au coin de la rue, il y avait un cheval qui éternuait sans arrêt. Une grande plume blanche était fixée sur sa tête. Il avait l’air tellement candide, comme s’il portait un déguisement d’Halloween. Et puis j’ai cru qu’il me faisait un clin d’œil.

Une fois, sans le faire exprès, j’ai avalé une cerise tout rond. Tandis que je déglutissais, le métro est passé sous mes pieds et a fait trembler le trottoir.

J’ai été surprise par le caramel au centre d’un bonbon dur dans ma bouche.

J’ai acheté un exemplaire usagé de Portrait de femme, dont les pages étaient pleines de fleurs séchées. Elles sont tombées à mes pieds comme des gouttes de sang.

Il paraît qu’on peut savoir qu’on est enceinte à la douceur des oreilles des animaux quand on les flatte. Moi, je l’ai su à ce que j’étais triste autrement. Après avoir vu un pigeon avec une aile cassée, j’ai passé toute la journée à me demander ce qu’on ressent quand on est un oiseau qui ne peut plus voler. Si ce qui distingue les oiseaux est justement leur habileté à voler, alors qu’est-ce qu’un oiseau qui ne vole pas ?

J’avais de la peine pour les boîtes de spaghettis sans nom que personne ne mangeait à part ceux qui étaient vraiment sans le sou. J’avais du chagrin pour tous les jouets laids du monde. J’étais triste pour l’oreiller qui avait perdu son moelleux. Toutes ces choses destinées à la poubelle.

Et j’avais l’impression que les bonbons ne méritaient pas d’être mangés, ils auraient dû avoir une mort naturelle.

À ton arrivée, tu avais tant de choses à me dire sur le monde d’où tu venais que tu as inventé un langage avec tes mains, et tu en bredouillais les mots à mon intention. J’essayais de traduire à tout le monde ce que tu racontais, mais personne ne me croyait. Et ça te faisait rigoler. Parce qu’on était toutes deux des génies incomprises.

Tu traçais le dessin de diverses lunes du bout de ton doigt.

Tu me parlais d’un lieu fourmillant d’étoiles. Tu étais là avec un petit ourson qui tenait un bocal de miel vide rempli de lucioles. Quand il en soulevait le couvercle, des millions de mouches à feu s’élevaient et voletaient pendant des heures.

Tu venais de l’infini, où il y a des océans dans des tasses de thé et où l’on garde les nuages d’orages dans des boîtes de conserve sur des tablettes. C’est une terre où, si l’on plante une fourche, elle se transforme en bouleau. Où, debout sur la plage, des filles sauvages soufflent aux eaux chhhhhh chhhhh chhhhh.

C’est un pays où des créatures de conte montent sur des tabourets en bois devant le lavabo de la salle de bains pour passer la soie dentaire. Un lieu où les loups essaient des bottes dans des garde-robes, où les éléphants jouent du cor français avec leur trompe, et où les souris discutent calcul différentiel.

Tu venais de là où je venais aussi. D’une planète de possibles, de sagesse et de coutumes anciennes : le royaume de l’enfance. Tu me rapportais des nouvelles des monstres qui y vivaient et continuaient à rêver de moi.

Ma poupée était tellement contente de te voir. Elle voulait quelqu’un avec qui siroter de l’eau de pluie et de la tisane de pissenlit. Quelqu’un avec qui parler de métaphysique. Elle était un peu fatiguée de son compagnon, un ours en peluche borgne, disciple de Nietzsche. Où vont tous les boutons perdus ? C’était la seule question qui l’intéressait.

On était toutes les deux tellement égoïstes. Mais il nous fallait apprendre à vivre ensemble.

Tout ce que j’avais envie de faire, c’était lire des livres, regarder des films français et essayer des vestes de cuir à la friperie. Je voulais passer mes journées à écrire des essais illustrant combien mon esprit était fascinant.

Et tout ce que tu avais envie de faire, c’était boire à même des tasses renversées. Tu déchirais les pages du dictionnaire pour les manger. Tu secouais les barreaux de ton berceau comme si tu étais une prisonnière fomentant une émeute. Tu refusais de prendre ton bain. Tu faisais régulièrement la grève de la faim, même si tu refusais de formuler tes demandes. Tu levais les pieds en l’air pour ne pas avoir à enfiler tes chaussettes parce que tu voulais courir nu-pieds à la manière d’un petit animal.

Tu frappais avec ta cuiller comme avec un marteau de juge. Tu exigeais que les choses se passent désormais comme tu l’entendais.

J’ai trouvé un vieux manteau qui m’avait déjà appartenu, avec des boutons en plastique ornés de roses. J’avais du mal à croire que j’avais déjà été aussi petite que toi. Je gardais tous mes vieux vêtements préférés dans une boîte, pour que quelqu’un d’autre puisse un jour les porter. Tu voulais te lever et aller te balader. Je voulais me lever et aller me balader.

J’ai toujours aimé qu’on me prenne par la main. Ton père ne m’a jamais tenu la main, parce qu’il aimait fumer la cigarette et gesticuler en marchant. J’adorais porter des mitaines et serrer ta main à toi.

Ensemble, on s’émerveillait de tout. Ni l’une ni l’autre nous ne tenions le monde pour acquis. Il y avait une marionnette arthritique qui racontait des histoires d’un village perdu. Une murale de créatures des abysses qui avaient l’air de nager même si ce n’était qu’une peinture. Il y avait une librairie d’occasion où l’on pouvait s’asseoir pendant des heures. Il y avait un cygne belliqueux qui prétendait que nos sandwiches au beurre d’arachide lui appartenaient. Il y avait un café où l’on servait des tasses de chocolat chaud et des boules au rhum sur des assiettes roses.

On assistait à toutes les conférences sur les crapauds. On essayait de couper la poire en deux.

Des fois, tu prenais plaisir à pleurer, et des fois moi aussi je prenais plaisir à pleurer. Nous pleurions pour des motifs qu’on n’arrivait pas tout à fait à expliquer. J’ai commencé à pleurer autrement après ta naissance. Il paraît qu’au microscope on arrive à distinguer les larmes de tristesse des larmes de rage. Je sais que lorsque je suis humiliée, je pleure des larmes qui me brûlent les joues, comme si elles avaient été chauffées dans une petite casserole sur le poêle. Après ta naissance, j’ai commencé à pleurer aussi de joie. C’était magique. Tu transformais la plus triste des choses en un objet de gaieté. Tu en changeais la composition même.

Je suis devenue autre chose après ta naissance.

Comment pouvais-tu avoir le même droit que moi d’être ici, si c’était moi qui avais décidé de ton existence ? Nous avions de grandes discussions à savoir qui, de toi ou de moi, avait le plus le droit d’être là. Tu ne croyais jamais que j’étais arrivée la première.

Tu buvais du lait chaud et babillais sur une idée que m’avait donnée une nouvelle de Mavis Gallant des années plus tôt. Tu avais du rose aux joues quand tu rentrais de patiner. Il y avait les mêmes sur la couverture des Hauts de Hurlevent, quand j’avais quatorze ans. Tu vois, je t’avais imaginée bien avant que tu sois conçue.

Un jour, avant ta naissance, j’ai vu un squelette de dodo à Londres. La personne qui m’accompagnait m’a dit qu’il s’agissait du squelette qui avait inspiré à Lewis Carroll l’oiseau dans Alice au pays des merveilles. Et j’ai pensé qu’il m’avait inspiré ta création et toutes les prodigieuses absurdités que tu recèles. Je voulais que tu sois pleine à la fois de sagesse et de fantaisie. Et je voulais que ta langue maternelle soit la langue des poètes, des métaphysiciens, des rêveurs et des savants. Je ne voulais pas que tu t’occupes de l’ordinaire. Je voulais que tu réfléchisses d’extraordinaire façon. Je voulais que tu sois une intellectuelle parisienne à ma table de cuisine. Je voulais que tu sois aussi libre que je m’imaginais que l’avait été Simone de Beauvoir.

C’est ma pure volonté qui t’a façonnée telle que tu es. Pas vrai, dis-tu.

Un jour, ton père et moi avons fait deux valises, pris la voiture et roulé jusqu’à la plage. J’aimais les teintes des jours d’été à cette époque. Il y avait beaucoup plus de bleu et de vert. Les vitres de toutes les autos étaient baissées et je pouvais entendre toutes mes chansons préférées en même temps. Au bord de la mer, ton père a enlevé sa chemise et s’est secoué les cheveux, parce qu’ils étaient longs dans ce temps-là. Il m’a soulevée, m’a jetée en travers de ses épaules et m’a lancée à l’eau. Quand je riais, mon rire résonnait sur des kilomètres et le vent se sauvait avec. Au coucher du soleil, j’étais étendue sur le dos, toute seule dans l’eau. Mes cheveux se déployaient autour de moi, comme une allumette qui flambe. Et tout à coup, j’ai su ce que c’était que d’être moi. Et que je serais toujours fidèle à ce sentiment, même si c’était difficile. Est-ce que ce n’était pas miraculeux d’être unique dans ce grand univers fourmillant de monde ?

J’avais une faim de loup en sortant de l’eau. Il y avait un trou sans fond dans mon ventre. J’ai avalé un hamburger et un sac de frites, j’ai bu un Cherry Coke et j’ai englouti un sundae, mais je n’étais jamais rassasiée. Mon appétit était fabuleux ! J’ai regardé autour de moi toutes ces choses que je désirais : les petites lumières au coin des rues, les livres à la vitrine des magasins, les camions grondant sur les ponts, la monnaie dans les poches de jeans, les avions qui volaient au-dessus de nos têtes, les ouvriers dans le métro bringuebalant qui rentraient chez eux. J’étais une géante qui allait consumer le monde entier.

C’est ce soir-là que je suis devenue mère.

* Ce texte est originalement paru dans le National Post, le 13 mai 2017

Heather O'NEILL

Mademoiselle Samedi soir

« Un roman merveilleusement intrigant. [...] Mademoiselle Samedi soir est un délice qui se lit de manière compulsive, n’importe quel soir. »

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