
À la maison, nos parents parlaient peu. Ils n’autorisaient aucun passé, aucun précédent, ils étaient de cette génération-là. Ce qu’ils possédaient était ce qu’ils avaient fabriqué. Ils étaient la dépression au creux de laquelle nous nous coulions, le poids de leurs attentes façonnant notre expérience de l’appartenance. Dans notre maison, les règles et la structure des affects se transmettaient par osmose, le noyau familial incarné par les parents, la fratrie, lignes rampantes de tension et de responsabilité. J’avais appris à observer. J’observais ma mère, jamais inactive mais aussi léthargique qu’un ver de terre, dont je ne pouvais imaginer la vie à l’extérieur de la maison, même si elle passait beaucoup de temps loin de nous, pour redonner à la collectivité, se rendre utile. Mon père aussi était souvent absent, un vague homme d’affaires manifestant dans son travail un entrain qu’on ne lui connaissait pas chez nous. J’observais mes adelphes qui arrivaient à maturité, tentaient en vain de se choisir une vie, erraient pendant un temps, ressentant la tentation, ressentant leur trahison, pour finalement revenir s’installer à la vue, en sûreté. On ne disait jamais un mot là-dessus. J’en étais venue à comprendre ce que ce silence exigeait de moi.
Ainsi, peu à peu, j’avais appris à parler par phrases lentes et déclaratives. Je me limitais à une exposition simple ou à des questions directes et ouvertes. Préférant pécher par excès de prudence, j’avais acquis la réputation d’être malléable et facile à manipuler. Et il est vrai que, lorsque confrontée à d’autres gens, de ceux qui avaient tendance à toujours vouloir avoir le dessus, ma volonté d’impuissance ressortait: j’avais tendance à me montrer déférente, foncièrement docile, et me perdais en proverbiales courbettes jusqu’à plier en deux. Cette attitude venait avec son lot de problèmes – nommément que la docilité fait ressortir le sadisme des gens, le désir atavique de mordre la cheville du plus faible du groupe. Comme le dit une autrice, ce ne sont pas les doux qui hériteront de la terre. Les doux prennent des coups de pied dans les dents. (p. 30-31)
Mais me voilà encore en pleine digression, plongée dans le passé, qui après tout n’explique pas grand-chose, les lignes de fuite étant si variées, la question du mal et de sa reproduction si insoluble, les commencements toujours en recommencement. Ceci est une histoire sur mon frère, alors reprenons une fois de plus.
Sujette comme je l’étais à l’oisiveté, je tentais en l’absence de mon frère de maintenir une routine. Chaque jour, je décrochais la hache de son emplacement près de la porte arrière et m’attelais à fendre des bûches, l’une de mes tâches quotidiennes les plus importantes car, bien que mon frère eût fait installer le plus efficace des systèmes de chauffage central, bien qu’il eût fait isoler la maison jusqu’aux chevrons à l’aide des technologies les plus modernes et au coût le plus élevé, et bien que les pièces de la demeure atteignissent la plupart du temps des températures torrides, puisque mon frère gardait les fenêtres fermées et verrouillées en tout temps, il avait besoin de l’ambiance et du caractère historique que seul un feu de bois pouvait offrir. Tandis que, tout en regardant les branches nues fouetter le ciel, je brandissais la hache au nom de mon frère, un pressentiment m’envahit, ou plutôt je me sentis cernée par une impression qui me précédait et se poursuivrait une fois que je serais partie, la conscience d’une catastrophe juste au-delà de la barrière du jardin, vers laquelle une petite décision précipitée de ma part me propulsait. Après tout, il n’y avait nulle part d’autre où aller, tout finit par atteindre son terminus. C’était une anticipation congénitale, intermittente et providentielle. Elle était à peine dissimulée, et pas entièrement indésirée.
Tout ceci était peut-être un problème d’héritage, pensai-je, les berceuses de mon peuple, du peuple de mon frère, de notre peuple à moi et mon frère racontaient les villages en feu, l’exil, bref, une certaine attente face à la vie, transmise depuis la première enfance. Mon peuple, car, oui, c’est ce qu’il était, il me fallait bien l’admettre, après des années de déni à m’immerger parmi des étrangers ; si j’avais appris quoi que ce soit, c’était que je n’avais pas d’autre peuple que celui-ci, et pourtant, bien que j’eusse cherché partout, tout au long de ma vie adulte, il ne semblait jamais nulle part. Je retrouvais à l’occasion mes camarades de classe sur Internet, leurs profils sur les réseaux sociaux bourrés de photographies de vastes résidences de banlieue en tout point identiques à celles où ils avaient été élevés. Je me souvenais de ces maisons de mon enfance: les planchers de bois nus et lustrés et l’arôme perpétuel de lessive propre montant du sous-sol, l’espace et l’intimité offerts même aux rejetons les plus jeunes. J’adorais ces demeures, j’enviais les enfants odieux et l’absence de friction dans leur façon d’évoluer dans le monde, cette impression qu’ils donnaient d’être propres et sans histoire, comme des gentils, comme des gens intouchés par la honte ancestrale. J’avais appris tôt que l’argent pouvait nous laver et nous transformer en n’importe qui. Je sentais que mon frère avait lui aussi appris à se purifier, à se mouvoir avec fluidité dans le monde, la seule chose qu’il laissait façonner sa destinée était sa volonté d’accumuler et d’exercer le pouvoir, dans toutes les sphères possibles. Le passé, pour autant que je sache, n’entravait aucun d’entre eux. Pour ma part, je découvrais que personne ne recevait ce qu’il méritait. Au fil des ans, en parcourant et en observant de près ces photos, je m’étais souvent demandé qui était le plus pervers : mes anciens camarades, qui, chacun jusqu’au dernier, semblaient s’être détournés du monde et retirés dans leurs enclaves en choisissant la vie de leurs parents, ou moi, affligée depuis l’enfance par le sentiment que je devais me nettoyer complètement, que tout ce qu’il me fallait pour être libre était de m’éloigner physiquement des gens qui formaient la communauté où j’avais grandi, comme si la vie était facile, ou même possible. (p. 37 à 39)
Sarah Bernstein
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