Étude pour l’obéissance est un roman d’une douce complexité, qui creuse la notion de l’obéissance à partir de la fiction. Il nous plonge dans une atmosphère étrange et unique, où meurent animaux et certitudes, mais où règne une grande volonté de vivre. Nous nous sommes entretenu·e·s avec l’autrice Sarah Bernstein, originaire de Montréal, pour en apprendre davantage sur son processus de création.

« Je peux renverser une situation et faire ce que je veux. Je peux rendre les femmes plus fortes. Je peux les rendre tout à la fois obéissantes et assassines. » Paula Rego

Alto : Vous avez évoqué, en entrevue, que l’idée de votre livre vous est venue de la lecture de cette citation (si puissante!) que vous avez découverte sur le mur d'une exposition consacrée à l’artiste portugaise Paula Rego, en Écosse, et que l’on retrouve en exergue d’Étude pour l’obéissance. Pourriez-vous nous en dire plus à ce propos?

Sarah Bernstein : Ce qui m’a attirée, c'est l’idée que l’obéissance, habituellement perçue comme un trait passif et de surcroît associé au féminin, puisse devenir agentive, et exercer une forme de pouvoir. C’était un lien inattendu. En fait, dans les tableaux domestiques de Rego, j’ai observé cette dynamique à l’œuvre : sur une toile qui, je crois, s’intitule La famille, on voit des personnages qui semblent être une mère et sa fille en train d’habiller un homme, présumément le patriarche de la famille. Dans cette scène, la mère et la fille accomplissent un acte de service routinier, mais avec une sorte de violence : la mère a son bras autour du cou du père. Bien qu'une partie du visage de ce dernier soit cachée, on y décèle une expression de peur. J’ai aimé comment Rego abordait l’ambivalence de cette relation entre obéissance et agentivité, et je me suis demandé s’il serait possible de l’explorer au moyen du langage aussi.

A. Y a-t-il une toile de l’artiste qui vous touche particulièrement? Pour quelles raisons?

S. B. : Je poursuis ce que je disais plus haut, mais je suis fascinée par ses tableaux domestiques, qui montrent vraiment la violence qui rampe sous la surface de la famille nucléaire. Rego est aussi connue pour sa série «Avortement», créée en réponse à la criminalisation de l’avortement à laquelle on assiste depuis un certain temps. Elle dépeint des femmes en train de mettre fin à leur grossesse par elles-mêmes. Ce que j’admire le plus dans son travail est sa façon d’appréhender la politique par des scènes intimes du quotidien.

A. : Vous avez aussi relevé que les livres que vous écrivez «sont un peu bizarres, un peu expérimentaux et assez courts ». Pourriez-vous nous en dire davantage sur l’exploration des formes dans votre écriture en général, et sur la forme explorée pour ce roman?

S. B. : J’ai dit ça? Mon doux! Je pense que je voulais dire que, comme lectrice, et jusqu’à un certain point comme autrice, je suis plus intéressée par les formes d’écriture qui explorent la plasticité de la forme littéraire. Je suis moins attirée par les narrations linéaires du genre : exposition, montée dramatique, point culminant, retombée de l’action, résolution. Je n’ai aucun intérêt pour la résolution. Pour moi, la fiction n’est pas un outil directement didactique; je ne cherche pas à cerner une seule vérité ni à générer une morale unique que les lecteurices pourraient emporter avec elleux. Je considère le roman comme un lieu pour explorer des questions, et non pour y répondre. En ce qui concerne la forme d’Étude pour l’obéissance, j’avais en tête une spirale qui avance de l’extérieur vers l’intérieur, jusqu’à une sorte de centre absent. Ma narratrice raconte une histoire tout en essayant de mettre le doigt sur la signification de ce récit. Elle adopte donc une approche légèrement récursive qui la fait revenir en arrière, repasser là où elle a déjà été dans l’espoir de trouver le milieu.

A. : Vous avez aussi parlé de la musicalité de votre texte. Pourriez-vous nous décrire votre approche?

S. B. : C’est une chose que je n’ai apprise qu’après la publication de mon premier roman, lorsqu’on m’a demandé de décrire mon processus d’écriture. J’ai tendance à écrire selon le son de la ligne. Ce que je veux dire par là est que mes phrases avancent selon la logique de la sonorité, la manière dont les mots sonnent ensemble. Bien sûr, j’ai une histoire en tête lorsque j’écris, mais elle est presque secondaire. Mes deux premiers romans, ainsi que celui que j’essaie d’écrire en ce moment, sont à la première personne; c’est donc peut-être une autre façon de dire que je suis intéressée par la voix, par l’usage qu’un narrateur fait de la langue et par la manière dont cela peut évoquer le « son » de sa voix.

A. : Lors de la lecture d’Étude pour l’obéissance subvient parfois le sentiment qu’il y a une autre trame narrative, plus sombre, qui se déroule sous la surface du récit, la plupart du temps cachée, mais surgissant de temps à autre. Est-ce que c’est quelque chose que vous aviez l’intention de faire? Si oui, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette histoire en filigrane ?

S. B. : Une des choses qui m’a surprise dans la réception du roman est que les gens l’ont reçu comme une allégorie. Ma compréhension de l’allégorie est qu’il s’agit d’une histoire qui est une couverture pour un autre récit complètement différent, et qui exprime une morale ou un sens caché. L’intention n’a jamais été de faire un livre allégorique ou moraliste, et comme autrice, ce sont des modes qui ne m’intéressent aucunement. J’aime votre manière d’évoquer une chose obscure qui court sous la surface du récit pour apparaître ici et là, parce qu’elle suggère que plusieurs réalités et plusieurs histoires peuvent exister en même temps. Une des choses que je souhaitais explorer dans ce roman est l’expérience de l’Histoire d’une personne ou d’une famille, et comment cette expérience s’articule dans le présent et façonne la vie de tous les jours. Et comment cela contribue à modeler la conscience et l’horizon des possibles pour les personnages, et affecte leur capacité à agir sur le monde.

A. : Les ancêtres et le frère de la narratrice ont une place importante dans Étude pour l’obéissance. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous les avez pensés?

S. B. : Je pensais au frère comme à quelqu’un qui s’est efforcé de se distancer de son héritage historique, des legs de l’Histoire, de ce qui est arrivé à ses ancêtres, et ainsi de suite. Il a travaillé fort pour s’intégrer à la culture dominante, convaincu que c’était ce qui le sauverait et lui permettrait d’avoir du succès. Je l’imagine comme un personnage à la Éric Zemmour, un assimilationniste, un type dont la propre famille a vu sa citoyenneté française révoquée sous le régime de Vichy parce qu’ils étaient juifs, mais qui néanmoins affirme aujourd’hui que les Juifs avaient peut-être un peu trop de pouvoir en France dans les années 1930. Le frère se positionne délibérément comme quelqu’un qui est de l’endroit où il vit, alors que la narratrice ne cesse jamais de ressentir sa différence. Elle a l’impression de détonner, et elle essaie de composer avec la manière dont l’Histoire, l’expérience de l’Histoire de sa famille, façonne le présent.

A. : Vous avez quitté Montréal pour vous installer en Écosse, en 2013, où vous enseignez la littérature à l’université de Strathclyde. Comment ce passage a-t-il influencé votre écriture?

S. B. : Je pense que, d’une certaine façon, ça m’a fait réfléchir davantage à la notion de chez soi, et à ce que cela signifie d’être d’un endroit, de venir de quelque part, à qui est « du coin » ou non, etc.

A. Quelles sont les similarités et les différences que l’on peut observer entre les littératures québécoise et écossaise, selon vous?

S. B. : Je ne suis experte ni de l’une ni de l’autre, donc ce que je vais dire est peut-être très évident, mais je crois que, dans les deux cas, il y a une branche de la tradition littéraire qui travaille avec la langue vernaculaire, c’est-à-dire celle qui est utilisée dans la vie quotidienne. Je pense par exemple à la langue de Michel Tremblay dans Les belles-sœurs ou à la poésie en scots de Hugh MacDiarmid. Dans les deux littératures, il y a aussi un intérêt persistant pour les questions de nation et d’identité nationale, bien entendu, et un sentiment d’appartenance à une culture qui est distincte de l’hégémonie culturelle des pays où elles se situent.

A. Quels sont les ponts qui se tissent entre l’enseignement et votre pratique de création?

S. B. : C’est une question très intéressante. Je crois que la réponse a probablement à voir avec le fait que l’enseignement autant que l’écriture me rappellent que je ne sais pas tout et que je n’ai pas à faire semblant que c’est le cas. Que la quête de savoir ne devrait pas être une quête de pouvoir ou de contrôle, que l’expertise requiert de la curiosité et n’exclut pas le doute – que baigner dans le doute et l’irrésolution est important si on veut apprendre quoi que ce soit. Tout ça!

A. : Pourriez-vous nous nommer quelques livres qui vous ont marquée?

S. B. : Dictée de Theresa Hak Kyung, Les vagues de Virginia Woolf, La chambre de Giovanni de James Baldwin, Watt de Samuel Beckett… Ce sont des livres auxquels je suis revenue bien des fois au fil des années.

A. Peut-être aussi un (ou plusieurs) écrits en français?

S. B. : Mon écrivaine contemporaine préférée, et celle qui a eu le plus grand impact sur mon travail, est l’écrivaine française Marie Ndiaye. J’ai découvert son Autoportrait en vert lorsque je travaillais dans une librairie francophone à Fredericton au Nouveau-Brunswick. Depuis, j’ai lu presque tous ses romans, certains en français, d’autres en traduction anglaise.

A. : Avez-vous des projets d’écriture en cours?

S. B. : Je travaille en ce moment sur un roman, une sorte d’histoire de maison hantée qui touche à la politique du territoire. Je réfléchis beaucoup à la propriété terrienne, à nos responsabilités d’intendance envers les lieux où nous vivons, aux classes sociales, aux peuples et à l’environnement. 

Sarah Bernstein (trad. Catherine Leroux)

Étude pour l'obéissance

« Étude pour l’obéissance est un roman absurde, empreint d’humour noir, sur la montée de la xénophobie telle que perçue par une étrangère dans une ville sans nom... Mais est-ce bien cela? La prose cristalline et impérieuse de Bernstein ébranle toutes nos attentes. En ressort une véritable méditation sur la notion de survie. »
Jury du prix Booker

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