Les 18, 19 et 20 août derniers, Alto a eu le plaisir d’offrir un atelier de création littéraire sur l’écofiction dans le cadre de l’École d’été de l’Institut du Nouveau Monde. L’autrice et éditrice Catherine Leroux et l’écrivain et doctorant en études littéraires Simon Dansereau-Laberge ont animé ces trois journées de conférences, de création et de discussions auxquelles ont pris part l’auteur Christian Guay-Poliquin et l’autrice Lula Carballo, ainsi qu’une quinzaine de participant·e·s et d’observateur·rice·s.

Dix textes sont nés de ces moments précieux; dix nouvelles d’écofiction qui abordent la crise écologique et le rapport à la nature sous des angles aussi différents qu’originaux. Nous vous invitons à découvrir ces histoires qui donnent la parole aux humain·e·s qui cherchent à reprendre pied dans un monde en plein bouleversement ainsi qu’aux éléments végétaux, animaux et minéraux qui composent notre environnement. Des textes qui créent des ponts littéraires et des chemins d’empathie entre les espèces, et qui explorent sous toutes ses facettes le monde que nous habitons.

26 avril . Hélène Chauvin

Échoué . Chloé Douguet

Florescence . Valérie Fiset-Sauvageau

Exploitables . Rose Gagnon-Yelle

Respire . Gaëlle Noémie Jan

Les temps changent . Maxime Luquet

Naître ou se faire mettre au monde? . Cindy Petrieux

Umwelt . Alex D. Yanakis

L'espoir envers la nature . Milca-Grace Vata

Nids . Raphaël Boilard

26 avril

par Hélène Chauvin

Le feuillage a changé. C’est évident. Depuis que je suis là. Invisible. Porté par la pluie et le vent. Certaines structures semblent m’avoir résisté. Ce n’est pas certain. Le temps dira.

Je suis dans le battement d’aile du papillon. Dans les fils irréguliers des toiles d’araignées. Dans les nervures des feuilles. Il n’est pas vrai que l’on puisse jouer impunément. Chaque coup retentit.

*

Elle regarde le visage déformé des masques africains. En anglais on les appelle punaises de feu. Firebugs. En français ce sont des gendarmes. Leur couleur rappelle les forces de l’ordre ou les pompiers. Peut-être parce qu’ils sont comme une armée. Multiples et organisés. Identiques. Ou presque, similaires.

Depuis ce jour incompréhensible, le visage qu’ils portent sur le dos se disloque parfois; un portrait sur lequel on aurait mis le doigt alors que la peinture n’était pas encore sèche. Un œil plus gros que l’autre. Une moitié de visage noire quand l’autre tend à s’effacer dans un rouge vif.

Dissidents. L’armée forme désormais un cortège monstrueux.

Elle les dessine comme on collecte les fleurs d’un herbier. Le règne animal avait choisi la multitude et la ressemblance pour se reproduire. Là, chaque individu possède une forme fragmentée, séparée de son corps originel.

Elle observe la dissociation, l’asymétrie, la marge. Les gènes ont muté. Ils ne sont pas le fruit d’une adaptation au milieu, c’est le milieu qui a provoqué la mutation. L’équilibre est rompu. La diagonale choisie. La vie cherche son chemin. Il faut observer dans le temps, sur l’échelle de longévité des spécimens. Qu’est-ce qui dure?

*

Fondu, diffracté dans la matière.

Si je n’étais que moi-même, je n’existerais pas.

*

Elle dessine ce que sa mémoire ne peut stocker.

Les yeux d’une biche dans la forêt.

Elle doit comprendre.

Elle dessine ce que les caméras n’ont pu filmer.

Une fleur à trois pétales dont l’un déborde comme une langue.

Une araignée à sept pattes.

Une guêpe dont l’abdomen est enroulé dans une spirale.

Un trèfle à fleurs rouges.

Voit-elle cela, vraiment?

Protégés de bottes, de gants et de casques, ils ont gratté le sol. D’autres insectes sont apparus. Ils les ont tués. Ils ont marché dessus. Ils ont lavé les murs des maisons. Enterré la terre. Construit un sarcophage: le plus grand sarcophage de l’humanité. Aucun pharaon n’a eu un tel tombeau.

Elle trempe la pointe douce du pinceau dans la pâte. Brun pour la forêt. Ocre pour ces insectes. Son œil ne peut pas reproduire le réel. Sa pupille déchiffre l’inimaginable. Sa main suit les lignes et les formes. Le cerveau corrige.

*

On m’a nommé et classé. J’existe.

Numéro 137.

Césium 137.

Dans la gorge, les feuilles, les muscles, l’air, la pluie, l’estomac, les cheveux, les champignons, les yeux, la terre, l’œsophage, l’écorce, les tendons, l’herbe, le fœtus, le pelage, la sève, les mamelles, les graines, les ongles, le lait, la sueur, les fibres, la bouche…

Il n’y a pas d’obscurité. Tout est clair. Il n’y a pas de mystère. Il leur a fallu des centaines d’années pour remettre les démons à l’intérieur d’eux. Comme il était simple de les faire voler! Comme il était aisé de peindre un paradis… Les yeux des artistes dessinaient les ténèbres, et ils ne voulaient pas voir leurs propres contours.

*

Fatiguée aujourd’hui. Elle a mal dormi. Elle n’arrive pas à se concentrer. On dirait que les lignes bougent. C’est le corps que l’on a détruit. On ne peut pas raconter cela. Les mots ne vont pas dans cette direction. On ne peut pas aller là, la logique est anéantie, le cerveau ne comprend pas.

Elle devrait être habituée maintenant. Son œil se repose sur les lignes qui la rassurent. Les libellules. Leur bleu métallique. Leurs ailes-grillage. Leur rapidité. Elle sourit quand deux d’entre elles s’accouplent.

*

Il y avait la matière et l’espace.

S’affranchir ne suffisait pas, il fallait créer. Recréer.

La matière n’a pas de loi.

Elle est matière.

Elle n’obéit pas.

*

Sur ses études de coccinelles, on remarque l’absence. Les points noirs disparaissent. La dame oiseau n’a plus de grains de beauté. Elle est nue maintenant, Ladybird.

Appauvrie. Une simple soubrette. Avec une cape sans bijoux.

Aura-t-elle la force de s’envoler?

*

La pensée, amoureuse du rêve, chavire. C’est cela l’artifice.

Moi je voyage dans le sang.

Ils injectent du bleu de Prusse, mais je suis corps maintenant.

*

Elle ferme la boîte de couleurs et va chercher un verre d’eau. Parfois elle aimerait que les insectes disparaissent des planches, qu’ils quittent le papier pendant la nuit.

Les molécules d’eau glissent sur sa langue. Elle repose le verre. On ne peut pas remplacer Dieu et partir en voyage.

*

Lors de la manœuvre, ils ont suivi la procédure. Prudents, ils ont contrôlé la zone et délégué toute responsabilité, écarté toute prise de décision. Il fallait contrôler la machine. C’était une réaction physique. Un calcul.

C’était leur logique. Leur pensée.

*

Elle vieillit, comme obstinée. Elle n’a pas ouvert son courrier aujourd’hui. Elle ne lit pas les reproches des scientifiques dans la revue que la voisine lui a laissée. Elle prend son sac, son appareil photo, la boîte dans laquelle elle conserve les insectes morts. Elle vérifie la jauge d’essence et repart.

*

Je suis vivant maintenant.

*

Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, elle était dans un autre pays. Elle n’a pas vu l’explosion. Après l’évacuation, on lui a dit que c’était une des plus belles lumières que l’on pouvait imaginer. Elle est persuadée que les gens sont fous. Fous et aveugles.

Dans son rêve surgit encore l’animal sans tête. Faut-il le peindre? Elle veut rester arrimée, fidèle. Ce qui la trouble c’est son imagination. Un cheval fou.

Dessiner lui permet de garder la raison. Elle ne veut pas que son cerveau parte. Répéter chaque jour ces gestes, sortir les pinceaux, nettoyer la palette, comparer ses images avec les photos, mesurer la distance entre les pattes et les ailes l’aide à rester sur terre.

*

Je suis là.

*

Après les premières expositions, elle s’est demandé si elle devait arrêter. À quoi bon, se disait-elle, à quoi bon?

*

Et là.

*

À la naissance de son fils, elle ne voulait plus penser. Se concentrer sur les contours. Les proportions à respecter. Les couleurs. Être fidèle.

*

Et là.

*

Quand son fils est allé à l’école, elle a eu le temps, elle a cherché davantage, elle a exploré la zone. Étaient-ce ses yeux qui la trahissaient? Elle ne voyait plus cette armée bizarre dont la présence l’avait happée.

Elle a commencé à ratisser le sol comme un chercheur d’or. Son cerveau pouvait-il reconnaître ce que ses yeux n’avaient pas vu? Elle ne savait pas vraiment.

Puisqu’elle ne pouvait pas nommer, elle cherchait l’écart entre ce qu’elle voyait et ce qui aurait dû être. Elle n’aurait jamais la méthode d’un scientifique. Mais elle avait ses yeux. Elle devait le faire. Et si son cerveau avait inventé?

Mais c’était encore là: dans cette antenne plus courte. Dans cette trompe, atrophiée. Il fallait simplement chercher. Cela prenait du temps maintenant. Elle devait parcourir des distances de plusieurs mètres pour que ses yeux trouvent. Parfois, elle ne voyait rien pendant toute une matinée.

Un jour de septembre, alors que l’humidité la faisait boiter, elle se surprit à fredonner. Un refrain qu’elle avait oublié surgit dans sa tête, puis dans sa gorge.

Murmuré d’abord, puis chanté. Le son s’échappait de sa bouche.

Un sourire traversa son visage.

            ***

À Cornelia Hesse-Honegger


Échoué

par Chloé Douguet

Kal se réveilla au bord d’un trottoir d’une ruelle sombre. Des lumières, d’un jaune éblouissant, passaient l’une après l’autre sur sa pomme. Chaque flash se posait sur lui, comme une lettre tombée dans sa boîte, envoyant des messages de solitudes. Comment s’était-il retrouvé là, seul?

Il ne put s'empêcher de penser aux dires de son grand-père, celui qui radotait souvent, qui parlait de ce temps où, avec ses pairs, ils vivaient où bon leur semblait. Un carré de terre, c’était sa demeure et c’était largement suffisant.

D'après l'aïeul, c’était le temps de la liberté des vivants. Il regrettait cette époque depuis le premier jour, celui où il fut arraché de sa maison. Ce jour-là, tout avait basculé pour la vieille branche. Il s’était fait chasser de sa terre, puis déposer sur une autre dix fois trop grande. Ça lui avait donné le vertige, ce nouvel habitat, entouré d'inconnus qui lui ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Son grand-père lui disait qu’à cet instant, il avait senti ses racines s'emmêler.

Il lui avait bien décrit ces années en terre étrangère. Tout était différent de son carré de terre. Il ne se sentait plus lui-même, il était plus fort, plus grand et rond. Ses repas étaient forcés, composés d’une sorte de poudre blanche difficile à ingurgiter, et qui le faisait doubler de volume. Il regrettait son carré de terre, si nutritif, offrant juste ce qu’il fallait.

Il confiait à son petit-fils que ses sens s'étaient brouillés à force de rester vivre là. Il n’entendait plus rien, excepté des rugissements qui polluaient l’air frais. Ce vacarme modifiait son développement et ça l'agaçait.

Tout était trop bien rangé, tout était merveilleux et sans défauts. Mais la vieille branche disait toujours à Kal que ce n’était qu’une façade. Son ancienne vie au carré de terre lui prouvait cela. Puis, un jour, le grand-père disparut sans laisser de traces.

Kal avait toujours écouté son grand-père, mais il ne le comprenait pas vraiment. Il n’avait jamais connu l’endroit qu’il chérissait. Aujourd’hui, au bord de ce trottoir, il devinait. S’il se retrouvait seul, affalé sur le bitume, c’est aussi parce qu’on l'avait chassé de sa terre. Mais, contrairement à son aïeul, Kal n’avait pas été déposé sur un autre sol.

Kal avait beaucoup roulé. Un tournis le prit et il perdit la notion du temps. Il ne savait pas non plus où il se trouvait. Il constatait juste qu'il n’était pas seul. Au contraire, il n’avait jamais été entouré à ce point, en tout cas pas de cette façon, mais il était coupé de toutes ses racines.

Pour arriver là, il avait circulé dans une fourmilière, ça grouillait de partout. Les grandes fourmis œuvraient en ligne, les unes à la suite des autres. Puis Kal roulait encore, se cognait systématiquement contre des parois, finissait par tomber sur son entourage, ses membres abîmés par les roulades. Et d’un coup, tout était devenu calme.

Le petit-fils avait repris ses esprits au moment où la tempête s’éloigna. Il était en hauteur, recouvert d’un voile transparent qui n’avait pas soigné ses égratignures. Il n’avait plus d’énergie et l’environnement dans lequel il se trouvait bouillonnait. Des substances se rencontraient et se quittaient, sans prendre le temps de faire connaissance. Le tourbillon avait cessé, il était déjà sur son trottoir, à penser aux dires de son aïeul.

Kal n’en revenait pas, il n’avait pas été préparé à cette agitation. Il aurait aimé éclairer les propos de son grand-père, ce dernier avait finalement eu de la chance. Il aurait tant voulu le rassurer en lui répétant de profiter de cette terre dix fois trop grande. Même s’il avait connu mieux avant, il n’avait pas connu le pire.

Qu’est-ce Kal pouvait bien faire? Il n’y avait plus rien autour de lui à part du béton et des flashs qui passaient sur lui. Il voulait crier qu’il n’était pas à sa place, mais comme toujours, personne ne pouvait l’entendre. Il rêvait d’un jour où sa voix résonnerait, où il serait consulté et prendrait ses propres décisions. Il se demandait : quand est-ce que tous les choux allaient être écoutés? Il était prêt à témoigner.

***


Florescence

par Valérie Fiset-Sauvageau

Un moineau suit Hortense depuis quinze minutes. Il vole, s'arrête, la laisse prendre de l'avance, continue sa poursuite. Passant outre sa crainte, il se pose sur son épaule. Il la regarde, elle le regarde en retour. De brefs coups de bec, il picore sa clavicule, recule, tourne la tête d'un côté et de l'autre. N'arrivant pas à percer la mystérieuse texture, l’oiseau quitte son promontoire. Hortense glousse.

— Reviens plus tard.

Ce matin, dès le réveil, Hortense avait éprouvé le besoin irrésistible de voir son fils. Quelque chose dans l'air chargé de pollen, dans la rondeur des volutes de chaleur estivale, lui intimait de se mettre en mouvement.

Elle longe les trottoirs, préférant le contact des herbes hautes contre la plante de ses pieds, autrement heurtée par la sécheresse du pavé. L'odeur âpre du goudron s’insinue dans ses poumons. D'une profonde inspiration, elle capte les particules nauséabondes, retient son souffle. Expire. L’air ambiant devient aussitôt plus limpide.

Au parc de la rive, près des roseaux et des quais où tanguent des voiliers aux ailes à jamais refermées, se dresse un bouleau. Hortense l’enlace de ses bras, l'embrasse de sa bouche et de son corps, dépose sa tempe contre l'écorce crayeuse. Une fine poussière va de l'arbre à la femme, se colle à ses pommettes, à ses avant-bras, tel un baiser poudreux. Le bouleau est fort, son emplacement lui convient. Bien. Hortense a l'esprit plus tranquille. Elle pourrait rester là, elle aussi. Un frisson parcourt son cuir chevelu, comme une vague minuscule et frétillante. Non, cet endroit n’est pas le tien, continue, tu trouveras, semblent lui dire le bouleau, les roseaux et l’immuable course du fleuve.

Elle salue son fils, presse son front contre son tronc. Elle le voit pour la dernière fois, elle en a l’intime conviction.

Hortense remonte le boulevard lorsque sa peau s’étire et que ses pores s’ouvrent en chœur. L’humidité vient de basculer. Il va pleuvoir. L’instant d’après, l’averse se déploie, brève, savoureuse. Même si elle a été maintes fois témoin du phénomène, Hortense observe avec fascination son épiderme aspirer les gouttelettes. Une sudation inversée, la désagréable sensation de moiteur en moins.

Un serrement la prend à la gorge, doublé d’une brusque fatigue. La pluie ne suffit pas à étancher sa soif. Là, de l’autre côté du terre-plein, une flaque d’eau. Enjambant avec précaution les pissenlits qui étendent leur domaine de jour en jour, Hortense glisse ses pieds dans l’eau auréolée de taches d’huile, soupire de satisfaction. Elle ferme les paupières, se repose.

Quelqu’un a la même idée. Une présence s’installe à quelques pas d’elle, pieds nus dans l’eau. Hortense garde les yeux fermés. Une onde chatouille ses orteils, remonte le poil de ses jambes, glisse sur sa cache thoracique et crépite sous son crâne.

Une image, une conversation, transmise par l’être debout à ses côtés, se loge alors dans son esprit. Devant un miroir, un enfant d’environ cinq ans s’extasie de son visage recouvert d’écorce, de la mousse émergeant de ses oreilles.

— Regarde papa, dit l’enfant, je suis Pinocchio.

Le petit ne comprend pas pourquoi l’adulte éclate en sanglots. Les pleurs redoublent d’intensité quand des larmes humectent les lèvres du père de leur goût sucré.

— Ça va, ne pleure pas, Pinocchio, à la fin, il est heureux.

Une amertume saline, minérale, emplit la bouche d’Hortense, une tristesse mêlée de regrets roule sur sa langue. Instant vécu, aperçu ou reçu, il importe peu de savoir. En retour, Hortense partage avec l’inconnu un souvenir qu’elle a cueilli lors d’une promenade en ville, une réminiscence des premiers temps du changement. Un vif courant électrique part du centre de son cerveau et voyage jusqu’à ses talons, se répand dans la flaque d’eau.

C’est une fête organisée sur la place publique, une veillée presque comme celles d’autrefois. Bras dessus, bras dessous, le groupe danse, chante, forme une grande ronde. De temps à autre, au rythme de la musique, des partenaires quittent sans prévenir leur peau de chair pour une peau de bois. Autour, les autres rient, saluent bien bas, lancent des «à bientôt, à la prochaine», puis continuent comme si de rien n’était. La violoneuse et son instrument se fusionnent à la fin d’un morceau. Au petit jour, la place est devenue un boisé, parsemée de jeunes arbres au cœur tendre, branches dessus, branches dessous.

Des remerciements, enrobés de nutriments, sont relâchés dans l’eau. Hortense les absorbe avec gratitude. Lorsqu’elle ouvre les yeux, l’autre a disparu. Dommage. Depuis un moment déjà, elle croise de moins en moins de monde. Sera-t-elle sous peu la dernière, errant tel un fantôme en quête désespérée d’une rédemption, d’un dernier acte à accomplir? Elle en doute. La frontière à franchir, elle la traverse peu à peu, basculant d’un monde à l’autre, sans coupure claire ni définie.

Ses pas la mènent vers un quartier qu’elle connait peu. Des fils invisibles l’attirent, à la manière de désirs inexplicables auxquels on ne peut que répondre. À moins que ce ne soit son attrait pour le doux respire du vent. Les maisons se ressemblent, elles sont calmes, en ordre, les portes et les fenêtres grandes ouvertes, pour la plupart. Hortense entre dans l’une d’elles au hasard, plie les genoux et courbe la nuque pour éviter le chambranle. La dernière fois qu’elle était entrée quelque part, elle n’avait pas eu à se pencher autant. La robe qui, avant, lui arrivait aux chevilles, peine maintenant à couvrir ses cuisses.

Le sol s’éloigne de plus en plus, provoquant en elle une étrange sensation, une sorte de décalage. Comme si ses membres inférieurs existaient en une temporalité distincte de celle du haut de son corps. Elle ne se rappelle pas avoir vécu un tel vertige, même adolescente en pleine croissance. Qui sait, peut-être les montagnes, de leur pic enneigé à leur base solide, vibrent aussi en des harmonies, en des temps, fort différents.

Un couinement attire son attention. Une dizaine de ratons laveurs la fixent de leurs yeux brillants. Le coquet salon est désormais leur demeure, le plancher disparaît sous les draps et couvertures dénichés aux étages supérieurs. L’un d’eux s’approche et, d’un bond, mord l’intruse au mollet. Celle-ci ne réagit pas. L’animal la renifle, puis s’éloigne. Hortense jette un œil à la plaie. Un liquide sirupeux, presque translucide, s’en échappe.

Des monticules de nourriture parsèment comptoirs et étagères de la cuisine. Un hamster, les joues gonflées de céréales, s’enfuit à son approche. Hortense se raidit devant un écran de télévision accroché au mur. Une bouffée de nostalgie forme un nœud serré dans son plexus solaire. Lors de ses dernières heures, l’écran installé dans sa propre cuisine qu’elle venait tout juste de repeindre, offrait en boucle l’image d’une présentatrice annonçant des nouvelles de plus en plus incroyables.

On criait, bien sûr, au complot, à une machination mondiale, on cherchait désespérément une cause et un remède. Lorsque de leurs lointaines stations spatiales, les astronautes virent leurs ongles prendre une teinte verdâtre et s’entremêler en de longues lianes, et que leurs nuits se peuplèrent de rêves de terre humide, on ne put qu’admettre l’inéluctable.

La journaliste parlait avec son professionnalisme habituel, sans se soucier des roses et des épines proliférant dans sa chevelure, jusqu’à la remplacer complètement. Quand les roses atteignirent son menton, quand les ronces recouvrirent le mobilier de la station, le bulletin de nouvelles cessa, puis la télévision.

Dans la cour arrière, une corde de bois a été dispersée dans toutes les directions. De colère, de désarroi. Ou peut-être pas. Les bûches constellent l’herbe comme des stèles funéraires d’un autre millénaire, servent de refuges aux insectes, de garde-manger aux oiseaux. Hortense évite de regarder en direction de l’autoroute surélevée projetant son ombre sur le quartier. Elle a vu les reportages, elle ressent l’inconfort émanant de cet endroit. Là-haut gisent des centaines de voitures immobiles dont la carrosserie est déformée par des arbres et des buissons, solitaires, en groupes, ayant pris naissance à même le bitume, à même une fuite désespérée. 

Il y en a pour qui la transformation avait été instantanée, telle une combustion spontanée, alors que pour d’autres, le changement avait et a encore lieu, lentement, à petit feu. L’expression correspond à ce qui palpite en Hortense, à ce qui sourd du plus profond de son être. Une chaleur qui monte. Qui la traverse. Qui ralentit les battements de son cœur. Qui la rend à la fois plus souple et plus raide.

Hortense se laisse guider par un curieux réseau de marais, de rigoles et d’étangs reliant entre elles les anciennes piscines de ce coin de banlieue. Poissons et tortues d’aquariums nagent entre les nénuphars. Au contact du sol spongieux, elle revoit, vaquant ici et là, des gens qui s’ignoraient mutuellement durant des décennies remodeler ensemble ces espaces de verdure. S’installer ensuite près des nouveaux points d’eau. Devenir de grands saules rieurs.

Elle perçoit un frémissement dans ses muscles. Ses veines se distendent, la sève‑sang circule à grand débit. Il est midi. Le soleil rougeoie. Animés de leur propre élan de vie, ses cheveux se gonflent, se courbent, tentent d’attraper le moindre rayon de lumière. Elle ralentit le pas. Le bruissement des frondaisons murmure qu’elle n’est plus très loin. Le paysage lui paraît familier. C’est alors qu’elle les voit.

Les jardins communautaires. Elle avait presque oublié leur existence, dire qu’elle venait souvent ici il y a quelques années. Mais elle avait cessé cette activité. Par manque de temps.

Hortense ouvre la barrière de la clôture encerclant les jardins et l’attache pour qu’elle ne se referme plus. Une invitation aux lièvres, écureuils et chevreuils des environs. Des plantes assoiffées jaunissent, d’autres entortillent leurs tiges en un dédale incontrôlable. Légumes et feuillages sortent du terreau, débordent des bacs et des pots, effacent les divisions entre les parcelles. La terre potagère accueille Hortense, l’enveloppe de ses innombrables fragrances. Comme une amie perdue de vue depuis trop longtemps que l’on retrouve enfin.

Hortense arrête de marcher. Elle enfonce ses pieds dans la fraîcheur du sol. Un moineau se niche au creux de ses branches.

***


Exploitables

par Rose Gagnon-Yelle

Ce moment où je disparais est le seul où j’ai conscience d’exister.

La piqûre des moules sous mes pieds contraste avec la sensation du vent dans mon cou. Autour des coquilles insistantes, ma peau se tend. Ailleurs, elle s’assouplit confortablement sous la caresse de l’air du large. J’en remplis mes poumons qui frissonnent en s’imprégnant de sel. Je suis guidée par mon errance jusqu’à la familiarité de cette roche qui s’enracine dans les flots. J’ai l’impression qu’elle m’invite. Qu’elle m’attendait. Mon corps se déroule sur elle alors que ma mâchoire se décrispe. Mes paupières se ferment. Le bleu qui les remplit est profond, inondé de lumière. Un doux engourdissement fleurit dans mes muscles et se fraye un chemin à travers tous mes membres.

Je rétrécis à mesure que le soleil m’évapore. Il me traverse pour réchauffer la roche sous ce poids qui, déjà, n’existe plus. La roche, elle, existe tout entière, indépendante et indifférenciée. Même si elle est sa propre essence, elle se décline en sous-produits de cailloux et de sable. Elle n’est que contact. Elle est malléable, perfectible, conciliable, mouvante. Sans cesse redéfinie par le temps. Elle se creuse et se sectionne. Elle se dissout, elle flotte en dessous de l’eau, se mélange au ressac pour sculpter le paysage. La roche garde pour elle ce que le courant lui amène et lui confie. L’eau enfonce ses doigts fluides en son corps pâte à modeler, écarte ses sédiments pour déposer quelque animal, quelque vivant opportuniste qui saura passer le relai au suivant quand son éphémère aura expiré. Les racines s’invitent sur sa fleur de peau, la massent jusqu’à l’adoucir, jusqu’à creuser des sillons. Le vent, lui, s’immisce entre les pores de la roche et les sépare. Il l’exfolie à grands lancers de poussière.

La roche ne subit pas son décor. Au contraire, elle l’assujettit à la responsabilité de constater son existence. La présence de la géante est indéniable, et quiconque gravitant autour d’elle la touche momentanément, la marque sans la détruire. Chaque interaction la fait exister toujours plus immortelle et adaptée. Évoluée.

J’existe autour.

Je suis décor.

La roche, d’un instant à l’autre, mute. Sa nature est fugace et imprécise. Chaque renouveau friable est confié aux prochains passagers, aux vagues, aux pieds ou aux pattes qui viendront pratiquer leur existence à ses côtés. Selon sa forme de l’heure, la roche attire les uns ou les autres, ou bien elle se suffit. Ils ont besoin d’elle, qu’ils connaissent unique et inchangée. Elle est témoin du passager, comme des feux d’artifice qui seraient parfois très jolis, parfois très bruyants, mais qui toujours s’éteindraient sans attendre. Elle traverse l’éphémère et se laisse purger. Elle garde une trace de chaque ruissèlement, elle n’oublie pas et elle devient à l’image de ce qu’elle a guidé. Au gré des allées et venues de la chaleur, la roche frissonne. Tout entière elle pulse, se déhanche, se blottit. La roche incarne son présent.

À la merci de cette pulsation, mon être vibre. Je marche sur une crête entre le confort et le vertige. Des doigts qui ne sont pas tout à fait les miens grattent ma peau de l’intérieur. Ils tentent d’écarter mes paupières et de me raccrocher au vent qui passe sans regarder derrière. Je sens la pression sous ma tête. Elle vient de la roche, qui écorne mon humanité. Ou peut-être la pression vient-elle d’en dedans, en fidèle rappel de ma saturation et de ma lourdeur. De ma périssabilité.

La roche a vu toutes les fins du monde. Des repères qui sont toujours là, mais que plus personne ne saisit. Elle a été la fondation de toute reconstruction. Elle a ralenti un peu pour voir tous ces êtres défiler, ceux qui rebâtissaient inconsciemment en préparant leur perte. Et alors que les humains autour d’elle avaient peur, elle observait que leur condition ne changeait pas. Ce qui changeait, c’était la couleur de leurs angoisses. La roche, stoïque, a été le miroir qui a vu se refléter les caractères en une peur à leur image.

L’inertie de la roche est à la fois totale et inexistante. L’œil mal avisé, l’œil mortel, ne la voit reculer devant rien. Au final, pourtant, la force la plus minime la tire de sa latence et la met en mouvement. Le moindre coup de vent accroche sa légèreté. Alors que mon corps d’humaine jonche sa surface, c’est ma conscience de vapeur qui est inerte. C’est notre conscience collective qui est inerte. Qui a besoin d’une force énorme pour se mouvoir. On clapote dans la même eau, mais nos vagues se cognent et se neutralisent plutôt que de nous porter.

Nos petits conforts sont des cailloux en mitose fixés à nos chevilles.

La zone grise entre la roche et moi se réchauffe. Nos particules s’accélèrent et s’entrechoquent. Nous sommes ensemble, en fusion. Sa douceur est fiable, lisse et inatteignable. Je peux y goûter, me l’approprier momentanément. Je suis une infime colocataire de sa longévité. Seulement, ma compréhension n’est que partielle et mon impact tout aussi minime. Il y a un fossé entre elle et moi qui se remplit peu à peu d’immatériel.

Dans cette fusion, mon inadéquation est rendue futile. Elle est soulagée dans cette grande urgence de vie. Je suis limpide et délestée. Je n’ai plus mon corps. Il ne me reste que cette tristesse gluante qui se languit pour se coller à l’indifférence de la roche. Dans une tentative désespérée de résonnance, une larme roule de ma joue jusqu’au minéral. Peut-être que si je ne bouge pas, la roche se souviendra de moi, goutte à goutte, en reculant de quelques millimètres en ce point précis. Peut-être qu’elle absorbera le mouvement de mon inaction.

En quelques secondes, il y a eu des vies. Le temps se transforme, se tord dans l’incontestabilité de la roche. Il est mouvant, permanent et passager. Il n’existe que si on l’observe, mais il se dérobe à quiconque pense l’avoir trouvé. Un fil qu’on tire sans toucher, comme une toile d’araignée qui s’effile sans qu’on puisse l’empoigner. Sur son passage, il nous brûle les paumes, les coupe et les lacère calmement. Alors cette toile reste là à me coller à la peau, à s’étendre en un filet qui me fige dans la passivité.

Le présent, celui qui me connait, m’échappe. Je lui glisse entre les doigts alors que mon corps se fragmente. Je me fractionne en milliers de pièces autonomes. Chaque petit morceau de moi se presse à la roche, qui, elle, rentre dans mes pores pour se mêler à mon sang. Les sédiments adhèrent à mon état aqueux et une quiétude visqueuse se dépose sur ma peau. Mes sensations sont obsolètes, confinées dans une géologie qui n’est pas mienne. C’est la sienne, et celle de tous les autres êtres finis qui, comme moi, ont chaviré dans cette symbiose. Je suis disparate et je suis elle. Nous sommes, ensemble, la colle de notre déconstruction. Finalement divisibles sans pouvoir être dénaturés. Nous devenons l’avenir, volatile et compressible.

Nous devenons l’avenir, solide et fidèle.

Exploitables.

Le soleil me maquille de bleu profond et de lumière. Ses rayons légers se heurtent à ma carrure de roche. L’eau choisit ma forme et je l’accueille. Je fonds sous ses doigts. Je me prélasse au rythme des étés. Le vent me dénude. Il me grafigne. Les racines des arbres centenaires et celles des annuelles me tâtonnent. Elles impriment sur moi leur souvenir quelconque. Les vivants sont des étrangetés qui pétillent autour de moi. Ce moi qui subsiste est substantiel et exponentiel.

Je suis un sous-produit du temps.

***


Respire

par Gaëlle Noémie Jan

Verts, rouges, jaunes, fixes, clignotants, les feux s’enchaînent, l’horloge tourne. Des frissons me parcourent, la clim est à fond, j’ai froid. En bas du pavillon qui accueille les conférenciers, la moiteur colle aux corps, le rythme est effarant. Pas certaine qu’ils se pressent tous à trouver des solutions contre le dérèglement climatique. Deux enfants se précipitent vers leurs parents, qui les sermonnent aussitôt. Dans leur course, ils ont bousculé quelqu’un en ligne pour l’autobus, ce n’est pas une façon de faire. Personne, par contre, pour faire la morale aux adultes. Ils enfournent dans leur voiture de sport rutilante une quantité affolante de sacs de fringues fabriquées à l’autre bout de la planète et dans des conditions inhumaines. Parmi la foule, au moins, il y en a un qui prend les transports en commun. Un peu plus loin, les cyclistes contournent les voitures, les voitures forcent le passage. La tôle est bien plus imposante que les cadres de vélo ou les chairs humaines. Les portes du café du coin s’ouvrent, se ferment, les clients ressortent, ravis de tenir un gobelet estampillé d’un logo coloré qui finira au mieux dans une poubelle quelques mètres plus loin, au pire à même la chaussée. La rue ne désemplit pas. Je regrette parfois les périodes de confinement où l’on pouvait voir l’asphalte, la sentir givrée ou brûlante, nous murmurant que la terre est là, sous nos pieds, même si elle va mal, et qu’il suffit de relever la tête pour voir le ciel et respirer. Respirer, je crois que j’oublie de respirer. Je rabats l’écran de mon ordinateur, le glisse sous mon bras, attrape ma tasse réutilisable et quitte piétons et automobilistes qui ne regardent pas plus haut que leurs ventres, pas plus loin que leur ombre.

Je me réveille en sueur, redressée en tailleur, le cœur battant comme jamais. Je cherche en vain une once de lumière, un trait dans l’embrasure des rideaux, un semblant de halo dans l’encadrement de la porte. Tout est noir. J’entends encore le crépitement, je vois les brindilles qui finissent de se consumer, les braises qui gagnent du terrain. Ce n’est qu’un cauchemar. Pour moi en tout cas. À six mille kilomètres, c’est une réalité. J’ouvre les yeux : 2 h 22. Mon souffle se rallonge à peine. J’entends mon mec ronfloter paisiblement. La nuit va être longue.

J’ai passé la journée à débattre et me battre avec mes collègues sur les dérives de l’usage unique. Sans faillir, j’ai remballé mes contenants en verre après avoir terminé mon dîner, bio et local je dois le préciser. Je m’en lèche encore les doigts. Eux enfouissaient dans le sac à ordures leurs boîtes de styromousse grinçantes, gracieusement livrées par application interposée. Plus capable.

Enfoncée dans mon canapé, je gobe tout ce qui me passe sous le nez, sur les écrans et dans l’assiette. Tomates cerises, écrasée d’avocats sur tranche de pain maison, incendies dans le Sud-ouest, canicules à répétition. À distance, je vois bien que la France va mal, l’Europe tout entière s’assèche. Je manque d’air. Une tomate éclate dans ma bouche, sa chair juteuse calme ma soif. Seulement ma soif. Lorsque je coupe le son du journal télévisé, d’autres sirènes me rappellent. Les pompiers quittent la caserne en trombe. Machinalement, je tends la main vers mon téléphone et allume les réseaux. Publications engagées bien pensées, influences en tout genre et commentaires qui se déroulent à l’infini, je m’étourdis. Celle-là voyage trop, celui-ci achète mal, a-t-elle conscience que ses billets en première classe explosent l’empreinte carbone d’un village au complet, va-t-il enfin arrêter les partenariats avec des marques non-éthiques ? Les accusations et jugements fusent dans tous les sens. Et l’autre qui prônait des valeurs écoresponsables, où est-elle passée ? Bali ? Retraite spirituelle dans le désert d’Atacama ? Les suppositions vont bon train. Aux yeux du peuple, la militante n’est plus si pure. Sous la pression, elle a clairement déserté. Je suffoque, moi aussi j’ai envie de m’évader. J’attrape mon ordinateur et regarde les billets pour Bordeaux, les prix sont affolants. Ça fait pourtant bien longtemps que je n’ai pas passé des vacances d’été en famille. Si je m’arrête à Paris et que je prends le train ensuite, est-ce que c’est plus écologique ? À moins que j’y aille à Noël. Les chiffres se bousculent dans ma tête, je me perds dans les dates. Respirer, j’oublie encore de respirer. Le site internet plante, une chance. Je sors de ma léthargie, ramasse la boîte en plastique vide sur le coin de la table et la jette dans le bac de recyclage. D’ailleurs demain c’est vendredi : ne pas oublier de le sortir.

L’eau s’écoule. Elle tourbillonne dans le bain et s’enfuit dans le siphon. La sentir glisser sur mon corps et disparaître dans les égouts me fait un bien fou. Des mois que je n’avais pas fait ça, la laisser me vider, me laver. Ma peau commence à s’embraser, la vapeur monte au plafond et ça tambourine de l’autre côté de la porte. Qu’est-ce que tu fous là-dedans, ça fait vingt minutes ! Je dégage ma tête du jet. Vingt minutes, rapide calcul. Quinze de trop. Ma main s’apprête à fermer le robinet. Et puis non. Peu m’importe, c’est trop bon. Je me rattraperai en ne flushant la toilette qu’une fois sur trois.

Postée devant ma garde-robe, je ne sais pas quoi enfiler. Aucune envie de sortir, encore moins envie de parler. J’ai trop chaud, je meurs de soif. Je pose deux morceaux sur le lit, un vieux jeans de ma sœur, un haut déniché en friperie. Les plantes au-dessus de la commode ont une sale mine, un peu comme la mienne, faudrait bien les arroser. Je replace les pots sur l’étagère, remonte les tiges qui ondulent dans le vide et récupère les feuilles mortes. Je ferme mon pantalon, noue mon chemisier. J’inscris à la craie ARROSER en majuscules sur le tableau de l’entrée, engloutis un grand verre d’eau, prend mon sac et enfile mes sandales véganes flambant neuves. Elles vont encore me bousiller les pieds, les autres en cuir étaient tellement plus confortables à l’essayage. Encore heureux que l’apéro ne soit qu’au parc du coin.

C’est bondé. Speakers à fond de tous côtés. Je ne compte plus les mégots et emballages qui traînent par terre, à vue d’œil, ils sont plus nombreux que les touffes d’herbes. Je rentre quand même dans le cercle et écoute d’une oreille les autres raconter leur semaine. Salaires, négociations, clients, je déconnecte. C’est incroyable comment les racines du frêne ressortent. On dirait des veines qui serpentent à la surface de la terre. Les odeurs de steaks grillés chatouillent mes narines. Mon sang pulse au niveau des tempes. Je commence à avoir faim. Je sors une poignée de noix de mon petit sac en vrac, mon estomac rechigne. Je m’ouvre une cannette, pas mieux. Mon chum est là aussi, enjoué. Je vois sa main s’engouffrer dans le paquet de chips. Il en ressort une poignée, la porte à sa bouche, la dévore. Le froissement de plastique accompagne le délice qui se joue, mélange de gras et de salé. J’en salive, avale difficilement une gorgée de bière. Dépitée, je ramasse mes affaires. Tu pars déjà ? Profite un peu de la soirée, c’est le week-end et je nous ai préparé des burgers, ils cuisent sur le barbecue… Je m’arrête brusquement et regarde mon copain bêtement. Il n’a pas précisé s’ils étaient végés, j’hésite à le lui demander. Je jette un coup d’œil vers le ciel gonflé de nuages rosés et inspire profondément. Tant pis. On coupera les avocats pour les prochaines semaines et ce sera légumineuses à tous les repas. Je me rassois, me colle plus près de lui. Tu m’en sers un ?

***


Les temps changent

par Maxime Luquet

Je suis né d’un changement climatique. La forêt tropicale qui recouvrait la région s’est éteinte suite à un refroidissement du climat. L’humus s’est déposé au sol, s’est enfoncé dans le sous-sol, puis, quelques millions d’années après, je suis apparu. Je suis le pétrole et plus particulièrement le dernier bidon au monde.

Je ne pensais pas être dérangé là où j’étais caché. Profondément ancré sous le sol, je pensais que ma nappe était inaccessible. Mais aujourd’hui, un événement surprenant m’est arrivé. J’ai senti une force incontrôlable, comme une secousse sismique qui m’a attiré. Bien que je sois sous le sol, que je sois visqueux et collant, que la pression qui m’entoure soit très élevée, j’ai été aspiré sans mal dans un tuyau comme le reste de la nappe. Bon gré mal gré, j’ai été transporté loin de mon environnement naturel.

Arrivé à la surface, je peux observer le monde. Ce sont les humains qui m’ont extrait. Au début, je ne comprenais pas les motivations de cette espèce de m’extraire de mon profond sous-sol. Maintenant je comprends, je semble être la passion de ces gens. À tel point qu’ils me croient indispensable à leur survie. Je suis leurs moyens de transport, je suis leur lumière, je suis leurs habits, je suis leur argent, je suis leurs identités. Ils vivent pour ce que je peux leur apporter. Ils s’entretuent pour moi, travaillent pour moi, mangent grâce à moi, communiquent, se rencontrent au travers de moi.

Sans moi, ils ne seraient rien.

Par la suite, je passe en raffinerie, je suis transformé en essence. Une multitude d’autres produits sont extraits: du gazole, du mazout, des plastiques et tant d’autres qui viendront alimenter leur société. On m’utilise comme carburant, comme matériaux de toutes sortes, comme médicament pour chauffer leurs maisons.

Je suis acheté, exploité, utilisé, recherché, adoré convoité. En définitive, en cent ans, j’ai bâti une civilisation plus florissante, plus enrichissante et j’ai réalisé plus de rêves que toutes les précédentes.

Je suis raffiné et transformé en essence. En sortie de raffinerie, on me verse dans un bidon et je suis entreposé dans un hangar d’une station-service. La porte est verrouillée avec précaution.

Une nuit, j’entends la porte s’ouvrir. Des hommes armés me sortent du hangar avec le reste du stock de bidon d’essence et me chargent dans un camion. Nous traversons la ville. Une émeute semble s’être déclenchée. Des gens se confrontent aux policiers.

J’entends des personnes hurler qu’ils n’ont plus de quoi se nourrir. Aucune voiture ne roule, certaines sont arrêtées au milieu de la rue, d’autres sont retournées. Une lumière sur deux est allumée, ce qui plonge la ville dans une pénombre angoissante. La télévision d’une vitrine de magasin, dans la grande rue, rediffuse en boucle les informations. Elle parle du prix de l’essence et du pétrole en général qui se sont envolés. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole a annoncé l’épuisement des gisements. Les compagnies pétrolières avaient bon espoir de trouver de nouvelles nappes, mais leurs recherches n’ont pas été concluantes. Après la déception, il a fallu se rendre à l’évidence: il n’y a plus de pétrole sur terre.

Le camion traverse la ville et s’enfonce progressivement dans la campagne. Le conducteur et son ami semblent satisfaits de leur trouvaille et me regardent, moi et le reste du stock, comme la chose la plus merveilleuse du monde.

Soudain, le camion s’arrête car la route est barrée par un tronc d’arbre. J’entends un coup de feu. Des hommes cagoulés et armés viennent de tirer en l’air en guise de somation. Ils mettent en joue le conducteur et son compagnon puis les forcent à sortir du camion. Un groupe d’assaillants enlève le tronc de la route pendant que les autres font descendre les deux camarades. Tout ce nouveau groupe monte dans le camion et part, laissant mes deux voleurs seuls dans la nuit noire de la campagne.

Après une longue route, le camion arrive à un village. Les habitants semblent s’être installés récemment dans des maisons en ruines qu’ils sont en train de rénover.

Ils se sont établis ici pour fuir les événements de la ville. Leur teint parait poussiéreux, ils sont mal coiffés et leurs vêtements sont en haillons. Ils sont traumatisés et inquiets pour l’avenir.

Lorsque les hommes me déchargent du camion, un groupe d’individus arrive. Ils ont l’air contrariés de me voir et commencent à se disputer. On me reproche d’avoir créé la situation du monde actuel. Ils pensent que je deviendrai l’objet de convoitise. Ils veulent se débarrasser de moi au plus vite et trouver des solutions pour sortir de la «dépendance au pétrole». Je suis à leurs yeux un élément dangereux.

D’autres pensent que je pourrais leur servir, voir leur devenir indispensable. Un des hommes a un argument: comment feront-ils quand je ne serai plus là? Il redoute le chaos.

Il s’ensuit un débat animé. Je ne peux pas l’entendre car des personnes me transportent jusque dans une cave, me laissant dans l’isolement.

Après un long moment, un homme ouvre la porte de la cave. Il me récupère et m’entrepose dans une remorque qu’il tire à l’aide d’un cheval. Quelques heures de route plus tard, je me retrouve sur un étalage du marché de la place centrale d’un village, entouré d’un grand nombre d’objets anciens. Il y a des appareils électroniques, des écrans d’ordinateur, des moteurs de voiture… L’homme qui m’a emporté est derrière l’étalage, c’est un marchand et sur l’étalage est présentée sa marchandise.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté isolé, mais je m’aperçois rapidement que les choses ont changé! Je ne semble pas faire le même effet aux personnes qui me voient. Les clients me regardent et passent devant l’étalage sans trop y prêter attention. Moi qui, auparavant, étais l’objet de toutes les convoitises, je ne suscite plus autant d’intérêt. Je ne fais plus le même effet qu’à l’époque où j’ai été dérobé dans cette station-service.

Les clients déambulent dans le marché, entre les étalages de fortune. Parfois, les marchands étendent leurs marchandises à même le sol. La présence du pétrole ou de l’essence semble inexistante. Essentiellement, les personnes sont à pied et en vélo, utilisent le cheval, tirent des charrettes à bras.

Les chiens semblent aussi avoir leur utilité, ils aident à porter les courses, gardent les petits enfants au parc à l’extérieur du marché, ramènent la monnaie dans de petites bourses qu’ils ont autour du cou.

Les enfants plus grands se rendent également utiles. Ils poussent des brouettes à marchandises, travaillent avec les marchands, abordent les clients, portent les courses des parents, surveillent les enfants plus petits.

Le marché est plein de vie. Ici, tout se vend et s’achète, des légumes, mais également des outils, des vêtements, des médicaments, des plats préparés sur place, des épices, des matériaux en tout genre pour le bricolage, des meubles.

Il y a aussi plusieurs artisans qui prêtent leurs services, des rempailleurs, des potiers, des ébénistes, des luthiers, des mécaniciens pour les vélos...

Un homme s’approche. Il observe quelques objets sur l’établi et pose un regard sur moi. Il demande au vendeur:

— Est-ce que ce bidon est toujours plein d’essence? J’aimerais vérifier si c’en est.

Le marchand retire mon bouchon pour que le client puisse sentir.

Il décide de m’acheter avec deux ou trois autres objets, dont un moteur thermique.

— Est-ce que vous en avez d’autres, des bidons comme celui-ci?

— C’est mon dernier, désolé. J’ai vendu les autres au verger, à côté, pour brûler les arbres tombés lors du dernier ouragan.

— Dommage, j’aurais pu faire tourner tellement de machines utiles avec ce carburant.

— Plus personne n’a besoin de ça aujourd’hui. Ça a bien changé, quand j’étais petit, toutes les machines fonctionnaient avec ça.

— Mon père m’a parlé de cette époque. Comme vous dites, ça a bien changé.

Mon acheteur me charge sur son cheval à côté du moteur.

Après quelques heures de marche, on arrive à un village. C’est plein de vie. Tous les habitants semblent dehors pour profiter de la fraîcheur de la saison. Les personnes âgées jouent ensemble à des jeux de société, les enfants vont se promener dans la forêt alentour, les adultes préparent à manger, cousent des vêtements, dessinent et peignent, jouent avec un ballon.

Mon acquéreur m’entrepose avec le moteur dans le hangar du village. Il ressort et ferme la porte.

Quelques jours plus tard, mon acheteur vient chercher le moteur, il le sort du hangar. J’entends des bruits de bricolage à proximité du local. Il revient le soir reposer le moteur. Le lendemain, il repasse le chercher, le bricole et le range, cela durera toute la semaine.

À la fin de la semaine, il m’utilise. Il ouvre le bouchon et verse un peu d’essence dans le moteur. Après ce long travail de bricolage, il cherche à le faire démarrer, mais sans résultat. Un jour, deux jours, trois jours de plus à faire des tests de démarrage, mais rien n’y fait, le moteur ne démarre pas. Il le repose dans le hangar à sa place initiale. Il affiche une expression de déception avant de sortir en refermant la porte derrière lui. Le lendemain, il ne revient pas.

Après un long moment, la porte du hangar s’ouvre. Deux hommes entrent, regardent autour d’eux, leurs yeux s’arrêtent sur moi. Ils semblent intrigués.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc?

— Ce n’est pas vide! Il y a un liquide à l’intérieur.

— Regarde: il y a une tête de squelette humain représentée en petit sur le bidon. Est-ce que ça sert à transformer les os en gélatine?

— Ça me paraitrait bizarre, et puis ça semble très vieux.

— J’ouvre, dit-il en ôtant le bouchon avant de sentir l’essence par le goulot. L’odeur est très étrange, je n’ai jamais senti ça de ma vie!

— Depuis le temps que c’est là, ça a dû tourner! Je ne vois même pas à quoi ça a pu servir. Il vaut mieux s’en débarrasser pour réutiliser le récipient, la matière est souple, c’est pratique.

Ils me sortent du hangar et m’emmènent vers la rivière. Ils déversent le restant d’essence dans l’eau, qui sera rapidement emporté par le courant.

— Ça y est, on s’en est débarrassés!

— Une bonne chose de faite, passons à autre chose.

— Oui, passons à autre chose.

Et ils retournent, avec le bidon vide, dans leur village.

***


Naître ou se faire mettre au monde?

par Cindy Petrieux

[1]

«J’espère avoir le temps de finir la préparation avant ma traversée natale.»

J’imagine que c’est une inquiétude normale pour lae fœtus de 40 semaines et 5 jours que je suis. Je ne me sens pas encore réellement prêt·e. Et puis, j’ai entendu mon âme porteuse se faire conseiller un déclenchement prochain de l’accouchement.

Je suis terrifié·e par cette perspective. Me faire presser à quitter mon monde aquatile? Non merci. Je ne comprends pas l’obsession du monde sec de nous faire arriver selon leur propre agenda.

J’ai totale confiance en mes capacités à entreprendre ma grande traversée par mes propres moyens, mais ça m’angoisserait de la faire sous pression. Je sais que bien des fœtus avant moi ont failli y laisser leur peau. Je crois que les extra‑uterrien·nes n’ont aucune conscience de ce qu’iels nous font vivre pendant notre grande traversée quand iels décident de s’en mêler.

Le colloque interutérin de préparation à la naissance commence demain. J’ai déjà été au dernier, mais j’avais surtout participé aux ateliers de pleine conscience et de physiologie. Là, j’aimerais en savoir davantage sur les potentielles turbulencetérines et les bonnes pratiques à adopter en conséquence.

Ce colloque est très réputé dans la communauté fœto‑embryonnaire. Il est entièrement organisé par des sage‑âmes, des âmes qui ont déjà fait le voyage et qui nous transmettent leurs enseignements pour notre propre passage.

Le choix d’ateliers est vaste.

Il y a les ateliers très pratiques:

Ocytocine de synthèse: comment survivre dans un utérus hypertonique?

Les perturbateurs endocriniens, stratégies de protection

Césarienne: comment prendre la sortie de secours?

Déclencher le voyage spontanément.

Et des discussions plus philosophiques:

D’embryon à fœtus, un passage initiatique

Naître dans un monde qui s’effondre: pourquoi?

Naître ou se faire mettre au monde?

Je parcours le programme quand soudain, ça serre fort. Depuis plusieurs semaines, les contractions utérines sont de plus en plus nombreuses. Rien pour m’aider à relaxer. Heureusement, j’ai appris quelques méthodes d’hypnonaissance.

Chaque fois que ça arrive, je me pose plein de questions sur mon avenir. Est-ce qu’une fois du côté du monde sec, mes âmes parentales vont m’accepter comme je suis? Ma non‑binarité va-t-elle leur poser problème? Je sais qu’iels ont commencé à m’appeler «leur petite fille». Je suis soulagé·e de savoir qu’iels ont adopté le prénom que je me suis efforcé·e de leur communiquer par la technique de communication onirique que j’ai apprise de ma sage‑âme. Je m’appellerai donc Léo, un prénom épicène que j’affectionne particulièrement.

*

Atelier 3 - Comment naître sous induction?

Ça y est, on y est! Je suis très excité·e. Nous sommes des centaines de fœtus de tous les âges et il y a même quelques embryons et embryonnes venu·e·s prendre de l’avance sur leur préparation. Ça fait du bien de se sentir appartenir à quelque chose de plus grand que soi!

Sans tarder, la sage‑âme nous explique en détail ce qu’est l’induction.

«Idéalement, c’est au fœtus d’envoyer les signaux de départ de la grande traversée que les extra‑uterriens appellent l’accouchement. C’est le moyen le plus efficace d'enclencher la libération des hormones d’ocytocine naturelles de votre âme porteuse. Les fœtus de plus de trente semaines, vous sentez régulièrement des resserrements, n’est-ce pas?

Un bourdonnement d’acquiescement envahit les ondes sonores.

«Et bien, c’est votre enveloppe utérine qui travaille à multiplier les récepteurs d’ocytocine, continue la sage-âme. Surnommée hormone de l’amour, l’ocytocine va vous permettre de faire la plus belle des équipes avec votre âme porteuse.»

Seulement, depuis plusieurs années, la grande majorité des voyages natals se font sous injections d’une copie de cette hormone: l’ocytocine de synthèse.

Je ressens près de moi une embryonne qui semble toute chamboulée. Elle marmonne entre ses gencives pas encore complètement refermées.

La sage‑âme nous explique ensuite les complications que l’hormone de synthèse peut induire. J’en retiens surtout que l’utérus devient si contractile qu’il est difficile de reprendre son souffle et que le principal risque, c’est de ne pas être capable de finir le voyage par nous‑mêmes. Les extra‑uterrien·nes doivent alors venir nous chercher dans le canal vaginal avec des sortes de grosses cuillères qui peuvent nous blesser ou encore utiliser la sortie de secours.

Il va peut‑être falloir que je me décide à entamer la traversée natale par moi‑même si je veux éviter le déclenchement.

L’embryonne de tout à l’heure semble avoir entendu mes pensées, car elle m’apostrophe et me demande de quoi j’ai réellement peur. Je ne suis pas sûr·e de saisir la question. «Bah oui, de quoi as-tu peur? Tu pourrais décider d’entamer ton voyage aujourd’hui. Pourquoi tu es encore là, au colloque? Tu dois être lae plus âgé·e du groupe!»

Elle ne manque pas de toupet celle-là!

Mais, dans le fond, elle a raison, je suis effrayé·e de naître. J’ai même pensé à l’interruption fœto‑volontaire de grossesse. À quoi bon aller dans le monde sec alors qu’il est de plus en plus dur pour le vivant? Quel est le sens de la naissance?

Je partage mes préoccupations avec l’embryonne et on se met à discuter. Elle s’appelle Anaïa et je suis épaté·e de sa grande sagesse du haut de ses 7.5 semaines. Une vieille âme comme on dit. Elle aussi se pose les mêmes questions. D’ailleurs, rapidement, des fœtus de 18 et 23 semaines se joignent à la conversation et rebondissent sur la conférence de la sage‑âme:

— L’ocytocine de synthèse c’est la pire affaire! J’ai une amie qui a fait tout son voyage sous cette merde et elle est arrivée complètement dépressive dans le monde sec.

Je les écoute mais j’entends à travers l’utérus une voix familière et je ressens une caresse. C’est mon âme porteuse qui parle. Je n’entends pas bien. Le son est diffus. En me concentrant, je comprends qu’elle me parle directement, avec une voix pleine de sanglots:

— Ma petite Léo, demain tu seras à 41 semaines. J’ai peur. S’il te plaît, viens par toi‑même, sinon les médecins vont me déclencher dans 3 jours.

Trois jours? Comment ça, trois jours? Je croyais que j’avais au moins jusqu'à 42 semaines selon leurs lois. Trois jours, ça fait seulement 41.3 semaines.

Anaïa et les deux autres m’ont entendu·e. Je sens leurs regards aussi empathiques que dépités. C’est pas si simple, enclencher le voyage natal. Il faut que l’utérus soit prêt aussi. On ne décide pas complètement le grand départ. Il y a des délais.

Mais ce qui est certain, c’est que je ne collaborerai pas avec l’ocytocine de synthèse.

— Ah oui? Qu’est-ce que tu vas faire alors?

Provocateurice, je lance:

— Si iels m’injectent ça, alors moi je rentre en arrêt fœtal, je ne fais pas la traversée, je ne suis pas mon enveloppe charnelle, je la laisse aller seule et inanimée.

— J’ai un cousin qui a fait ça. C’est triste, mais parfois c’est la meilleure chose pour soi.

La conférence reprend. Mon esprit vagabonde. La sage‑âme parle de tous les bienfaits de l’hormone naturelle de l’amour, son rôle dans l’attachement avec notre âme porteuse et aussi dans tout le parcours reproductif… Mais lorsqu'elle parle des risques de l’ocytocine de synthèse et pour l’humanité, je ne peux qu’être morbidement captivé·e:

«La génétique et l’épigénétique actuelle nous expliquent qu’un gène pas ou peu utilisé ne se transmet pas. Ce qui veut dire qu’en quelques générations à peine, on pourrait tout à fait ne plus produire d’ocytocine et être totalement dépendant de la médecine pour [naître et] donner la vie. En d’autres termes, c’est notre capacité entière à aimer et à se sentir en symbiose qui est en danger![2]»

Est-ce que cela veut dire que, si je dois faire ma traversée natale drogué·e d’ocytocine de synthèse, cela implique une réduction de ma capacité extra‑uterrienne future à enfanter moi-même sans médication? Mais dans quel monde suis-je appelé·e à vivre?

*

Le colloque est fini depuis trois jours. Je continue de me questionner tout en me préparant pour un voyage que je ne suis plus sûr·e de faire jusqu’au bout.

Ce monde n’a-t-il pas besoin d’âmes qui aspirent à un nouveau paradigme? Mais en même temps, est-ce que je souhaite réellement participer à un monde où les humains cherchent à dominer la nature plutôt qu’à l’écouter? La question se pose!

Il n’est pas trop tard, tout est possible pour moi. Je peux décider de laisser aller mon corps sans moi. Et en même temps, j’ai créé un si beau lien avec mon âme porteuse. Je brûle de la rencontrer, de me blottir contre elle. De vivre cette expérience qui peut être fabuleuse. Je suis curieuse de rencontrer toute ma famille, comme mon grand frère qui m’a beaucoup parlé ces dernières semaines…

Je partage mes états d’âme avec mes nouveaux et nouvelles ami·e·s, quand je sens une contraction utérine. Elle me semble différente. Et puis une autre, deux, trois autres… Elles sont régulières. Je tente de faire ralentir la cadence, en vain.

Je sais ce que cela veut dire.

C’est le grand jour.

De l’autre côté, j’entends mon âme porteuse qui, entre deux râles, m’appelle.

Je n’ai toujours pas décidé.

Je me sens descendre tout doucement.

Je sais exactement quoi faire pour ma traversée.

Et puis je sens une odeur inhabituelle.

Ils l’ont fait. J’étais pourtant en train de me mettre en route par moi-même.

Ils l’ont fait les salauds!

Ça serre. Fort. Sans relâche.

Je fatigue déjà.

Je pleure.

Maman.

Pourquoi ?

***

[1] En 1980, le mouvement pour l’humanisation des naissances a organisé plusieurs colloques, intitulés «Accoucher ou se faire accoucher?», qui ont attiré près de 10 000 personnes.

[2] Extrait de Enfanter en conscience de Aurélie Païno.


Umwelt

par Alex D. Yanakis

Je déteste laver la vaisselle.

Je passe des heures à me motiver à la faire, à activement me dire que je dois la nettoyer, sans avoir la capacité d’exécuter quoi que ce soit d’autre. Et une fois la tâche terminée, même si ça a été vite, je n'arrive pas à éprouver le moindre sentiment d’accomplissement parce que je sais que ce sera toujours à recommencer…

— CLING, CLANG!

Je déteste ces ustensiles de cuisine en métal. Je les ai depuis des années. Au début, je les tolérais, mais plus maintenant.

— Krrrîîîîîîîîî!

Mes dents grincent à cause du frottement métallique sur le fond du lavabo en inox. Je n’en peux plus! Je vais donner mes ustensiles de cuisine et m'en acheter d’autres. Le silicone semble être à la mode en ce moment; ce sera parfait.

Je me prépare méthodiquement en cherchant sur internet afin que tout soit arrangé d’avance et que je n’aie qu’à me rendre au magasin. Je fais attention à mon budget serré et j’opte pour un ensemble correspondant à mes besoins.

J’irai demain.

*

Trois jours à endurer mes ustensiles de cuisine plus tard, je réussis à rassembler toutes mes forces pour sortir de chez moi. Dans le couloir, un néon clignote:

— Dzzzzzzzzzz*cling*zzz*cling-cling*zzzzzzzzzz*cling*zzz*cling-cling*zzzzzzzzzz…

Je me dépêche de m’en aller.

Dehors, l’humidité est écrasante. L'asphalte, le béton et le verre sans vie me dépriment, me cuisent et me font crever. Comme à mon habitude, je me glisse promptement de l’ombre d’un arbre à celle d’un autre.

Il y a plein de gens dehors… Je suis toujours en train de me tasser pour les laisser passer à cause du manque de place. Je ne veux pas que des inconnus me touchent ou me frrrrrôôôlent… C’est pas une règle de politesse de s’écarter dès qu’on croise quelqu’un? Pourquoi j’ai l’impression qu’il n’y a que moi qui respecte ça?

— VrôôôÔÔÔÔÔÔÔÔÔôôôm…

— RATATATATATATATA!

Le vrombissement retentissant des voitures et le vacarme des chantiers de construction me sautent aux oreilles et ne manquent jamais de me donner envie de retourner chez moi, dans mon cocon. Maudite place toujours en travaux…

Décidément, la ville me pue au nez. Littéralement: la pestilence bien emmerdante des crottes de chien invitant les mouches au festin, des déchets attendant d'être ramassés, de la poussière et de la pollution me font m’ennuyer de la forêt.

Rien que l’idée de humer le parfum des épinettes, de la mousse, de l’humus ainsi que de sentir la fraîcheur ambiante et j’oublie déjà un peu mes soucis. Même les feux de bois, avec la souffrance et les larmoiements occasionnés par la fumée lorsqu’elle m’attaque les yeux, ne sont plus que des souvenirs chauds agrémentés par l’arôme apaisant de la fumée.

En campagne, le bruit des gros trucks est présent, mais les voitures sont moins fréquentes et me tapent moins sur le système. Même quand les fermiers viennent de répandre le fumier, il me semble que les odeurs attaquent moins mes sens qu’ici, en ville… Peut-être est-ce parce qu’elles sont plus concentrées en milieu urbain?

Une fois dans l’autobus, je me laisse transporter en imaginant être ailleurs, au bord de la mer: l’air humide et collant chargé d’iode et de sel, en plus des algues pourrissant sur le rivage, me chatouillent les narines. Je me remémore avec nostalgie les lamentations des goélands et les criaillements stridents des sternes, le tout sur fond de roulement de vagues s'écrasant contre la grève, le vent grondant et l’immensité du monde s’imposant à moi.

— TOUM!

Ah, ça c’est mon arrêt. Je descends et entre dans le magasin. Ouf. L’air climatisé est rafraîchissant, mais le brouhaha de la clientèle m’assaille. Je me sens prisonnière de ces rangées exiguës et de ces gens qui ne font pas toujours attention à l'espace qu’iels prennent.

— Hhh, hhh, hhh…

Qui respire comme ça? Ah, c’est moi!

— Bou-boum… Bou-boum… Bou-boum, bou-boum, bou-boum-bou-boum…

C’est toujours trop tard quand je me rends compte que suis sur le point de faire une crise!

J’essaie de retrouver le contrôle de mon corps en tentant de prendre de grandes respirations (mais je n’y arrive qu’à grand peine), en restant debout et en touchant les tablettes dont le métal froid stimule mes sens engourdis. Ça va passer, ça va passer…

— Bonjour, cherchez-vous quelque chose en particulier?

Je n’ai pas la capacité de dealer avec toi. Je me fais violence et me force à secouer la tête. J’aimerais juste lui dire «non merci», mais je ne pense pas avoir la force de le dire correctement. L’employée a l’air un peu hésitante, mais s’en va, heureusement. Je ne suis pas en mesure de lui expliquer mon mutisme… Elle a dû penser que j’avais l’air bête. Que c’est frustrant d’avoir conscience de tout ce qui se passe, de toutes les ramifications et conséquences de toute action et de toute non-action, et de se retrouver ainsi bloquée!

Mes respirations finissent par s'allonger.

Ça passe.

Je prends mes ustensiles et me rends à la caisse comme si de rien n’était, le regard neutre et un sourire un peu forcé aux lèvres. J’endure le «BIP!» de la caisse, paye et remercie poliment la caissière pour m'en aller au plus vite.

Enfant, je m’attirais toujours des ennuis auprès des autres de mon âge à cause de mes différences. Aujourd’hui, je sais me mettre un masque afin de ne pas attirer l’attention. J’ai déjà lu à propos du phénomène appelé «choc culturel». J’ai l’impression de vivre ça à perpétuité.

Je pleurerai à la maison.

*

J’ai mes ustensiles de cuisine depuis deux jours et c’est un vrai petit bonheur de les utiliser. Aujourd’hui, je vais faire un peu de pâtisserie. J’ouvre la porte de l’armoire au-dessus de moi pour saisir mon gros bol mélangeur en acier…

— Fffffrrrrr…

Les frottements, résonnements et crissements métalliques quand je le tire vers moi me font grincer des dents. Mes oreilles me tuent et mes mains veulent tout lâcher.

Merde. Je crois que je vais devoir aller m’acheter un autre bol moins bruyant. Mais pour ça, je vais devoir attendre ma prochaine paye.

C’est toujours à recommencer… J’irai demain.

***


L’espoir envers la nature

par Milca-Grace Vata

Il était une fois deux jeunes garçons et une jeune fille qui venaient d’horizons différents. Ils se connaissaient depuis longtemps et ils aimaient passer du temps au parc ensemble chaque soir. Leurs noms étaient Christian, Anthony et Lily. Un jour, une vague de disparition d’animaux débuta. Les poules, les poissons, les cochons mouraient subitement. À cause de cela, les autres animaux se mettaient à fuir ailleurs et les chasseurs ne les retrouvaient plus. En raison du stress, les hommes aussi commencèrent à mourir. Certaines personnes tombaient en dépression. Il y avait aussi des morts subites et prématurées. Le monde entier commençait à paniquer, les familles craignaient de perdre leurs proches et leurs amis. Certaines personnes pensaient que l’humanité allait périr, certaines étaient dans la confusion… Les familles de Christian, Lily et Anthony commencèrent à se voir plus souvent. Ensemble, ils discutaient de la situation actuelle et de la mort. Chacun d’eux essayait de faire la paix avec la mort et de s’y préparer. Ils apprenaient à aimer sans s’attacher. Pour les trois amis, c’était plutôt difficile. Ils voulaient mourir ensemble. Pour eux, c’était la fin du monde, personne ne survivrait. Pour se changer les idées, ils décidèrent de voyager tous les trois dans la ville de Québec le temps d’une fin de semaine. 

Au cours du voyage, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Pendant la nuit, Christian n’arrivait pas à dormir, donc il réveilla Lily. Elle était chrétienne, elle rêvait de devenir écrivaine et elle aimait partager ses expériences de sa relation avec le Seigneur. Cette nuit‑là, Christian ne se sentait pas bien. Il avait peur de tout ce qui se passait sur cette terre. Il avait peur de ce qui allait se passer dans l’avenir. Lily commença à rassurer Christian en lui disant que Dieu est en contrôle de tout. Elle lui expliqua l’importance de conserver sa paix et qu’on trouve cela en la présence de Jésus. En se confiant à Dieu, on arrive à être apaisé, seulement si on a la foi. Lily proposa à Christian d’essayer de parler à Dieu. Elle lui dit qu’au début, il aurait l’impression de parler tout seul, mais qu’il fallait continuer et qu’il verrait. Dès la fin de la discussion, il le fit. Après avoir fait sa confession, il se sentait fou et il s’endormit. À partir de 3h du matin, il entendit une voix dire son nom. Christian sursauta. Et la voix lui dit:

— N’aie pas peur.

— Qui êtes-vous?

— Je suis Jésus-Christ de Nazareth. C'est à moi que tu parlais avant de dormir. Que la paix soit avec toi!

— …

— N’aie pas peur de ce qu’il va se passer dans l’avenir. Je suis en contrôle. Je vais t’expliquer ce qui va arriver.

— Comment allez-vous me montrer ça?

— Ne t’inquiète pas, je le ferai de plusieurs façons: dans ton cœur et par des rêves. D’ailleurs, tu peux me tutoyer!

— D’accord, merci!

Lorsqu’il se rendormit, il commença à voir dans son rêve ce qui allait se passer. Il vit une personne habillée tout en blanc, c’était Jésus, en train de parcourir une grande et haute montagne. Son éclat était semblable à celui d’une pierre très précieuse, d’une pierre de jaspe transparente comme du cristal. Il y avait le loup qui habitait avec l’agneau. Le veau et le jeune lion mangeaient ensemble. Les dinosaures, les rhinocéros et des humains riaient ensemble. Le lion et le zèbre mangeaient l’herbe ensemble. Il n’y avait pas de violence entre les hommes et la nature. La connaissance de Dieu remplissait cette montagne[1]! Lorsqu’il s’éveilla le matin, il sentit une paix et une joie extraordinaire. Aussitôt, il alla s’acheter un cahier et une bible pour noter tout ce qu’il avait vu. Par la suite, Christian en parla à ses amis. Ils souhaitaient tous savoir ce qui allait arriver! Dès leur retour à Montréal, les trois amis étaient contents et ils avaient hâte de travailler. Après quelques jours, en dormant, Christian entendit une voix qui disait:

«Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture: je vous donne tout cela comme l’herbe verte.» Directement, il se réveilla. Il comprit que c’était le message du Saint-Esprit à travers Jésus. Il commença à chercher dans la Bible. Pendant, une semaine il ne trouva rien... Il demanda à Anthony de l’aider. Et il a trouva. C’était dans le livre de la Genèse, le verset 9.3. En faisant ses recherches, il découvrit que lorsque Dieu a créé l’homme, il a permis à l’homme de manger des fruits des arbres et des herbes de toute la terre. L'homme a commencé à manger des animaux après le déluge. Christian commença à lire sur l’évènement sur le déluge. Voilà ce qu’il découvrit: dans une terre ancienne, il y avait un homme qui s’appelait Noé, c’était le seul homme saint devant Dieu. Il avait trois fils: Sem, Cham et Japhet. Dans ce temps, il y avait des géants qui vivaient plus de 600 ans. Sur cette terre, les hommes se livraient beaucoup au mal... Dieu était triste de ces créatures. Il a donc décidé de faire mourir les hommes par un déluge. Il a dit à Noé de faire une arche, d'inviter toute sa famille et de prendre deux de chaque espèce, un mâle et une femelle. Dieu a fait une alliance avec Noé, et lorsque le déluge était fini, l’Éternel a dit à Noé:

«Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et a vie vous servira de nourriture: je vous donne tout cela, comme l’herbe verte.»

Ensuite, Christian découvrit que lorsque Dieu a mis Adam et Ève dans le jardin d’Eden, l’Éternel a ordonné à l’homme dans le livre de la Genèse (chapitre 2, verset 16 et 17): «Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.» C’est alors que les trois amis se demandèrent pourquoi Dieu a changé ses paroles pour l’homme. Ensemble, ils décidèrent de lire l’Apocalypse[2], afin de trouver une réponse. Voilà ce qu’ils découvrirent: Ensuite, je vois un ciel nouveau et une terre nouvelle. En effet, le premier ciel et la première terre ont disparu, la mer n’existe plus... Selon sa lecture, ils comprennent qu’il faut avoir une relation avec Jésus, pour vivre dans cette nouvelle terre!  La nouvelle terre se nomme Jérusalem. C'est une ville sainte qui descend du ciel, envoyée par Dieu. Il n'y a ni nuit ni jour, car la gloire de Dieu éclaire la terre. Elle brille comme une pierre précieuse, comme une pierre verte aussi transparente que du verre. Pour y accéder, il faut que les noms des habitants de la terre soient écrits dans le livre de la vie! La ville est remplie de pierres précieuses, d’or et d’argent. Il n’y a ni pleurs, ni cris, ni souffrance. Il n’y a que la fête avec les oiseaux, les reptiles, les mammifères... Tout est redevenu comme avant, les hommes et les animaux mangent des fruits de l’arbre de vie qui produit douze fois des fruits par mois et dont les feuilles servent de guérisons pour les nations et la réconciliation avec les animaux. Personne ne s’entre-tue. L'arbre de vie est un signe d’alliance avec Dieu, les hommes, la nature et les animaux. Finalement, ils ne trouvent pas pourquoi Dieu a changé ses paroles sur l’alimentation de l’homme, mais ils découvrent que l’humanité se réconciliera avec la nature et les animaux dans la nouvelle terre! Christian entend une voix dans son cœur qui dit: «Vous le saurez dans le ciel, que la paix soit avec vous!»

Malgré ces temps difficiles, les trois amis arrivèrent à rester sereins par rapport à la vie et ils gardèrent espoir par rapport à l’avenir. De plus, ils eurent envie de partager leurs recherches à leur entourage, afin que personne continue à vivre dans la peur!

***

[1] Bible: Apocalypse:21:11 et Ésaie:11:6-10

[2] Bible: Apocalypse 21 et 22


Nids

par Raphaël Boilard

Je venais tout juste de lâcher un cri strident lorsque je quittai le nid dans lequel j’étais posé. Au travers de la canopée, je me frayai un chemin entre les lueurs espacées, question de me réchauffer un peu en ce matin estival. Le ciel me donnait envie de chanter, d’autant plus que nous y étions maintenant de plus en plus libres. Pour tout dire, cela faisait maintenant quelques mois que l’Organisation mondiale de la Santé avait interdit aux humains d’utiliser les avions à des fins récréatives. Les grands dirigeants avaient réfléchi longuement avant d’imposer une directive aussi restrictive. La quantité exponentielle de dioxyde de carbone présente dans l’atmosphère avait fait pencher la balance: on avait choisi la qualité de vie du peuple terrien.

Je me posai sur un banc de parc près de l’étang où les canards s’amusaient à se disputer pour un morceau de pain rassis. Un homme, dans la quarantaine avancée, était assis tout près. Blême, il semblait découragé par le nouveau règlement imposé il y a peu de temps, puisque je l’avais entendu dire à sa femme, assise à ses côtés, qu’il ne trouvait plus aucun sens à sa vie. Cette dernière acquiesça fermement à ses propos: l’argent gagné n’aurait plus aucun but véritable dans leur vie commune. D’après ce que j’avais interprété des bribes les plus claires de leur conversation, le couple n’avait pas l’air très solide, mais il laissait entrevoir des moments heureux sur les différents réseaux sociaux depuis de nombreuses années: lorsque je marchai quelques pas pour avoir une vue arrière, je constatai que le profil Instagram de la quadragénaire était tapissé de photos de monuments pittoresques. Je reconnus des pyramides ainsi que des tours plus hautes que mon nid. Son sourire numérique m’aveuglait tellement il paraissait artificiel. Devant la vie à valeur ajoutée qui défilait sous mes yeux, je décidai d’aller me changer les idées dans le port de la ville.

Durant mon vol, je fus perturbé par la monotonie des humains. Les places publiques étaient désertes; les organisateurs des plus grands festivals avaient choisi d’annuler leurs événements cet automne, puisque la population n’avait tout simplement pas le cœur à la fête. L’odeur de poisson mort m’indiqua que j’approchais de plus en plus du quartier portuaire. C’était la première fois que je voyais la ville ainsi. Aucun bateau de croisière ne s’y était accosté depuis plusieurs semaines. Les petits voiliers des plaisanciers étaient bien ancrés sur les quais longeant la rive. Je profitai de ce calme digne d’un monastère pour me reposer un peu avant de rejoindre mes douces brindilles.

Mon nid était situé dans un grand arbre longeant le boulevard principal. J’avais choisi ce lieu il y a plusieurs années parce que je pouvais admirer le quotidien des humains avec beaucoup de facilité. D’où j’étais, personne ne pouvait me voir tant le feuillage était abondant en été. De mon point de vue, je trouvais néanmoins toujours une parcelle de lumière entre les multiples branches pour scruter les alentours. Devant moi, trois commerces avaient pignon sur rue. À gauche, on trouvait un magasin de couture, au centre, une boulangerie et à droite, un bureau de change. Pas besoin de vous dire que le dernier commerce était fermé depuis un bon moment déjà. Malgré la diminution de la clientèle dans la rue et l’ennui, je devais admettre que l’odeur du pain frais à l’aube ne me ferait changer de lieu d’habitation pour rien au monde. J’étais en train de scruter avec attention les passants des deux commerces lorsque je reconnus le couple qui sortit du magasin avec une miche. Il s’agissait du même qui m’avait fait perdre foi en l’humanité au parc il y a quelques mois. Comme ma journée s’annonçait tranquille, je pris mon courage à deux plumes et commençai à suivre les deux tourtereaux tristes entre les ruelles blafardes du quartier. Ils avaient dû marcher pendant une bonne trentaine de minutes avant de pénétrer dans un immense bloc gris en béton. J’étais alors devant une impasse, puisqu’en tant que petite bête à deux pattes, je n’avais pas le droit de voler dans les immeubles. J’allai donc attendre patiemment d’apercevoir le couple sur un des deux cents balcons.

N’ayant pas de chance, j’avais dû attendre plus d’une heure avant que l’homme et la femme ne sortent sur un des balcons du quatrième étage avec des plats de pâtes plus ou moins appétissants selon mes goûts culinaires. De façon très discrète, je m’installai au coin de leur balcon sous la vieille balustrade rouillée. De ce point de vue, je pus distinguer une forme nouvelle du ventre de la femme. La sphère humaine me semblait inhabituelle puisqu’elle était plus grosse que d’habitude.

Nous venions tout juste de terminer de nous faire à manger. Ma sœur et moi avions développé une aisance culinaire assez incroyable depuis que nous étions maitres chez nous depuis maintenant 2 ans. Nos parents étaient partis vivre à la campagne et nous avions décidé de garder le logement. Depuis notre enfance, nous trouvions souvent nos parents tristes. Ils nous parlaient souvent d’un grand bouleversement dans leurs vies, mais n’avaient jamais vraiment abordé le sujet en profondeur. De notre côté, nous étions mal à l’aise de les questionner davantage. Au moins, nous avions quand même reçu une bonne dose d’amour. Lorsque nous sortîmes pour déguster notre bonne grosse pizza aux légumes, nous remarquâmes un petit oiseau nous observant sur le coin du balcon. Les oiseaux m’ont toujours donné un grand vertige. C’était le même sentiment pour ma sœur. Pour nous, c’était de véritables fusées puisqu’ils pouvaient se rendre à l’autre bout de la planète en un temps ridicule. Nous deux, nous vivions au même endroit depuis notre naissance. Nous n’étions jamais allés plus loin que le quartier derrière la rivière entourant une partie de la ville. Nous vivions tellement confortablement que le simple fait de penser partir à l’autre bout du monde nous engendrait de l’anxiété. De toute façon, c’était inutile de se faire ce genre de scénario puisque tout voyage était interdit et c’était très bien comme cela.

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