J’ai un faible pour les réviseuses.
D’innombrables personnes contribuent furtivement au monde du livre. On songe tout de suite à l’éditeur, dont le rôle est aussi crucial que flou. On pense plus rarement à la graphiste, qui met le texte en page et s’assure que chaque ligne tombe à sa place, comme les pans d’un veston bien coupé.
Et puis il y a encore tout ce monde qui s’affaire dans les bureaux et les entrepôts et sur la route, et qui forme la vaste tribu du livre.
Ces gens ne sont pas invisibles de manière incidente : passer inaperçu fait partie de leur description de tâches. Il s’agit même d’un gage de qualité. Dans ces métiers, seule l’incompétence se distingue.
J’ai maintes fois travaillé avec ces nombreuses personnes et j’estime à sa juste valeur le travail qu’elles accomplissent. Mais j’avoue avoir, disais-je, un faible pour les réviseuses. (Je fais une entorse au masculin d’usage : en quinze ans de métier, je n’ai à peu près vu que des femmes se charger de cette tâche délicate.)
J’ai un faible pour les réviseuses, mais ce n’est pas forcément réciproque : je laisse passer pas mal de fautes, il m’arrive d’avoir une tête de cochon, et j’ai tendance à réécrire des phrases après la révision – une pratique qui équivaut à provoquer la fonte d’un réacteur nucléaire.
Faut les comprendre, les pauvres. Réviser un roman est une entreprise herculéenne – un peu comme le nettoyage des écuries d’Augias –, et les éventuelles fautes oubliées dans un texte ne sont pas imputables aux auteurs : ce fardeau repose sur les épaules des réviseuses.
Pas étonnant qu’elles développent, à force d’exercer ce métier, un épiderme coriace, des nerfs d’acier, et une érudition grammaticale qui frôle parfois le surnaturel.
Les réviseuses savent accorder les noms composés et les participes passés des verbes occasionnellement pronominaux.
Les réviseuses ont des opinions complexes et documentées sur l’utilisation du tiret demi-cadratin.
Les réviseuses connaissent le nom de chaque fleuve de Sibérie, et elles placent toujours le w sur lettre compte triple au Scrabble.
Notez bien, moi, l’aspect purement grammatical de la révision m’emmerde au-delà de toute description. Les débats interminables sur la ponctuation et les anglicismes me rendent malade, même si, j’en conviens, il s’agit parfois d’une maladie nécessaire.
Ce qui me passionne, en revanche, c’est la révision de style et de contenu; car si leur attribution première est de redresser le texte sur le plan linguistique, les réviseuses s’occupent aussi de l’économie générale du texte – et croyez-moi : elles ont le boulier dans l’œil.
Les réviseuses notent d’infimes incohérences orthographiques situées à cinquante pages de distance.
Les réviseuses savent que Yahoo! s’écrit avec un point d’exclamation, qu’il y a une majuscule à Regionalzug, et que les sinogrammes sur les conteneurs de la China Shipping Container Lines sont en chinois simplifié et non en caractères hànzì.
Les réviseuses repèrent l’utilisation abusive de l’adverbe « incidemment », que vous avez placé trois fois dans un même chapitre.
Les réviseuses établissent hors de tout doute que votre personnage doit avoir vingt-quatre ans (et non vingt-sept) au chapitre trois, et vous signalent que la Première Chaîne de Radio-Canada ne portait pas encore ce nom en 1992.
Les réviseuses remettent (nonchalamment) le h à la bonne place dans le nom d’un appareil photo japonais des années 1950.
Les réviseuses se tapent les guides d’installation d’IKEA afin de vérifier que les petits clous utilisés pour fixer le dos de la bibliothèque Billy ne portent pas le numéro 101532, mais bien 101201.
Et les réviseuses vous font remarquer, soit dit en passant, que le concours Déroule le rebord de Tim Hortons n’a pas lieu en juillet, mais en février.
Le plus formidable, c’est qu’elles semblent accomplir tout ça simultanément : marcher d’un pas félin sur les toits escarpés de la narration, monter et descendre les escaliers de la vérification factuelle, patauger parmi les crocodiles dans les égouts de la grammaire.
Leur boulot est de vous prendre en défaut, aussi sont-elles souvent mal aimées. Je leur porte, il est vrai, un amour ourlé de craintes : j’ai sans cesse l’impression que mon incompétence leur inspire une secrète pitié. Comment a-t-on pu laisser un type comme moi devenir romancier?
J’ai un faible pour les réviseuses, mais il faut bien admettre qu’elles sont aussi, à l’occasion, un peu terrifiantes.
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