*La plupart de ces fragments sont extraits d’un carnet de notes qui ont accompagné l’écriture de Pas même le bruit d'un fleuve.

Au moment de commencer à écrire mon roman, je voulais saisir un noyau de réel. Un événement dans la vie de ma mère : son fiancé s’est noyé dans un accident alors qu’il naviguait sur le fleuve. Un soir de brouillard, un pétrolier a percuté son voilier. Ma mère avait vingt-deux ans. Je n’en sais pas plus.

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Un jour j’ai appris que ma grand-mère maternelle avait elle aussi perdu un fiancé. Il n’est jamais revenu du front où il avait été envoyé durant la Première Guerre. On l’a présumé mort pour mettre un terme à une attente devenue insupportable.
On n’en sait pas davantage.

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Une histoire commence à se former. Comme un nuage. Puis elle se démonte. Comme une mer. Se reforme, et se désarticule de nouveau.
J’ai voyagé, observé des horizons, lu beaucoup, rempli des carnets de notes, retrouvé des visages, démêlé le fil d’événements. L’histoire me rattrapait toujours, métamorphosée, éclairée par le temps.

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Le réel est mis en mouvement par l’imaginaire. L’image fractale des fleuves du monde reflète la turbulence d’événements intimes.

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Cette tragédie a créé une fracture irréparable dans sa vie. Elle a aussi flotté quelque part au-dessus de mon père et de notre famille, mais je ne saurais dire où ni comment cela nous atteignait.

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Des cassures gravitent autour de moi. Ma mère a toujours conservé l’unique photographie qu’elle possédait de son fiancé. Comme un spectre, il a vécu avec nous. N’a jamais quitté notre maison, ni le coeur de ma mère.

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La réalité narrative du roman tient à deux disparus. La fiction vient dire ce que j’ignore. Une silhouette indistincte apparaît, un homme ou une femme, je ne sais pas, tant il y a de méandres et de brouillard tout autour.

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On porte mon attention sur le naufrage de l’Empress of Ireland. Des vies noyées, d’autres qui ont échoué sur la rive d’une existence étrangère, voire impossible. Des corps perdus au fond du fleuve, et parmi eux pourrait se trouver celui du fiancé de ma mère qui aurait pu dériver à force d’être ballotté par les marées. Un corps jamais repêché – on l’imagine grugé par le sel et les années – gît peut-être quelque part près de l’épave du paquebot.

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Comme des fragments ignorant qu’ils font partie de la même histoire, les deux naufrages se rejoignent et s’emboîtent parfaitement. Un seul mort dans l’un, plus d’un millier dans l’autre, mais toujours, le courant terrible emporte d’autres vies.

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L’histoire casse comme des nuages, comme les branches d’un arbre de l’hiver. Qu’aurait-il pu se passer ? Que s’est-il passé ? Le temps ramène la fiction au présent, d’abord vers le vraisemblable, puis vers le vrai. Celui que l’on invente pour recomposer notre récit, essayer de comprendre quelque chose à notre propre vie.

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Nous aimons que les étoiles forment des figures et, de la même manière, nous avons besoin que les événements se relient les uns aux autres, que les fils se transforment en une image qui soudain leur donne sens.

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L’invention des personnages, le choix des prénoms selon leur signification ou une secrète résonance.
Hanna – Simone – Antoine – Adrien – Juliette. Puis la toile à tisser, les fils à tirer.
Une histoire que les mots vont me raconter à mesure.

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Quatre chutes de galets :
Hanna et Simone
Simone et Antoine
Simone et Adrien
Hanna et Juliette
Les yeux fermés, je retrouve le chemin.

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La polyphonie pourrait faire entendre le chant de la lumière.

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Je reconnais très peu de ma mère dans Simone, et il y a encore moins de similitudes entre mon père et Adrien. Entre le fiancé et Antoine, je ne saurais dire.

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Trois chutes de galets :
La vie qu’on aurait pu avoir,
une vie qui n’est pas la nôtre,
la vie qu’on peut avoir.

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L’histoire n’est qu’une part du roman qui existera par l’écriture. C’est le fil des mots qui l’engendre. Il crée en tâtonnant dans le noir, il défriche, creuse, sarcle et bêche, remue le récit en tous sens.

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Deux chutes de galets :
Qui sont les noyés, les échoués et les innommés ?
À quoi servent les poèmes quand on traverse un océan déchaîné ?

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Des journées entières à rester immobile à ma table, dans la vaste agitation de l’écriture. Persister dans cette alternance d’attente et de labeur.

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Les titres de chapitres apparaissent. Paysages presque énigmatiques, que la suite éclairera. Comme une brume sur laquelle soufflent les mots. Comme le courant contraire sous les vagues. Comme des voiles qui faseillent.

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Je n’ai jamais su répondre autre chose quand on me demande sur quoi j’écris : le passage du temps, la transformation de l’être et des choses, l’amour.

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Les jours comme des pas sur le fil. Il faudrait si peu pour la chute, si peu pour l’envol. Les chapitres s’appellent : falaise et rocher, sable et remous.

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Le roman trouve sa fin. Je ne le relis qu’à ce moment. J’ai pu oublier le livre possible pour m’en tenir à l’aventure de l’écriture – exigeante et vertigineuse –, à son mouvement continu, fluide. C’est elle qui m’importe d’abord, elle qui a laissé en moi son empreinte. Alors seulement commence le chemin vers le livre.

Hélène DORION

Pas même le bruit d’un fleuve

«[Pas même le bruit d'un fleuve] parvient à relier la grande et la petite histoire avec une noble révérence pour tout ce qui, entre deux êtres, aura longtemps appartenu au silence.»

Dominic Tardif , Le Devoir

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