« Depuis que j’ai terminé la traduction du roman, Mère Couteau est restée avec moi. Dans ma tête, j’entends sa voix me ramener sur terre lorsque je dérape, tourner le drame en humour, interdire l’apitoiement et encourager la résilience.»
Lauréate du Prix littéraire du Gouverneur général pour sa traduction du somptueux roman Nous qui n’étions rien de Madeleine Thien, Catherine Leroux nous témoigne de son attachement pour cette formidable épopée et plus particulièrement pour Mère Couteau, un personnage plus grand que nature.
Nous qui n’étions rien est un livre qui m’a habitée. Et j’ai eu le privilège de l’habiter à mon tour, pendant un peu plus d’un an. J’ai voulu y vivre dès les premières pages, et ma lecture n’a fait qu’exacerber cette envie de me rapprocher, d’entrer dans la minutie du roman, de le revivre non plus comme lectrice, mais comme une intruse, une squatteuse, une sorte de cambrioleuse qui s’empare de chaque mot comme d’objets précieux pour les tenir contre elle un moment, puis les déposer. Les restituer, pareils et différents. C’est une manie qui est apparue après que j’ai commencé à faire de la traduction : dès que j’aime un livre, j’ai envie de le traduire, un peu comme nous prend l’impulsion de chanter par-dessus la radio quand on a une chanson dans la peau, d’entonner un air qui ne nous appartient pas, mais qui semble exiger qu’on s’y imbrique, qu’on y participe, même si c’est pour répéter. D’une autre voix.
J’ai aimé chacun des personnages créés par Madeleine Thien. Pinson, le grand compositeur forcé de cacher qui il est sa vie entière. Kai, le pianiste ambitieux, improbable rescapé de la famine pour qui la survie est un devoir filial. Zhuli, au talent musical brut, à la fois fantasque et irrévocablement fidèle à son identité. Vrille, sa mère, dont la douceur a été entaillée par la vie, prête à tout pour préserver son amour avec Wen le Rêveur, un poète trop fragile pour la guerre, trop libre pour la dictature. Ai-ming, l’héritière errante de cette lignée, et Marie, l’aventureuse et contemplative narratrice de toute cette épopée. Mais de tous ces personnages si humains qu’on voudrait les prendre dans nos bras, aucun ne m’a marquée autant que Grande Mère Couteau.
Grande Mère Couteau est la matriarche de la famille, femme de Ba-Luth, un musicien et héros de la révolution, mère de Pinson, de Da Shan et d’Ours volant, soeur de Vrille, le grand amour de sa vie, et grand-mère d’Ai-ming. Dans sa jeunesse, Mère Couteau et Vrille ont parcouru la Chine sous les bombes, leurs bébés sous le bras, s’arrêtant dans les salons de thé pour chanter des airs qui consolaient les communautés mutilées, qui mettaient de la beauté dans le chaos. Elle est têtue, franche, terre à terre, bourrue, parfois brusque ou vulgaire ; c’est une force irréductible de la nature qui sous ses dehors rudes est remplie d’un amour robuste, structurant.
Depuis que j’ai terminé la traduction du roman, Mère Couteau est restée avec moi. Dans ma tête, j’entends sa voix me ramener sur terre lorsque je dérape, tourner le drame en humour, interdire l’apitoiement et encourager la résilience. Je l’ai croisée dans l’autobus, au début sous les traits de cinquantenaires asiatiques qui partageaient ses caractéristiques physiques et son attitude catégorique (et alors je me soufflais à moi-même : « Oh ! une Mère Couteau ! »), mais avec le temps, elle s’incarne dans toutes sortes de femmes, des femmes qu’au fond je connais depuis toujours, les mêmes dont Michel Tremblay a fait des héroïnes, l’Ursula de Cent ans de solitude, la Madame Rosa de La vie devant soi, la Sido de Colette, les figures les plus mémorables de nos films et de nos téléromans, celles qui ont appris à des générations à cuisiner et à se tenir debout, les mêmes qui, finalement, m’ont moi-même façonnée, à grand renfort de câlins, de sucreries, de réprimandes cassantes et de rires francs. Ce type de femmes qui, partout sur la planète, font naître, grandir, aimer et tourner le monde.
Dans une conversation avec Madeleine Thien au sujet de son roman, j’ai découvert que le personnage de Mère Couteau avait joué pour elle un rôle similaire. Après avoir écrit un passage particulièrement douloureux, elle avait mis son manuscrit de côté et avait été incapable d’y toucher pendant des semaines. C’est finalement Mère Couteau qui l’y avait ramenée. Avec elle, tout était très physique, vaguement grossier, « éructif », et toujours drôle. J’imagine l’irréductible protagoniste prenant son auteure par la main en disant : « Bon, t’as eu de la peine, d’accord, mais t’as un roman à écrire, alors secoue-toi et vas-y ! » Cette anecdote m’a fait réfléchir à mes propres romans, à la présence de personnages similaires dans mes textes – il y a souvent une femme, quelque part, qui refuse de mâcher ses mots et de s’enfarger dans les fleurs du tapis. Ces protagonistes prennent plusieurs formes, parfois aimantes et débonnaires, parfois dures ou féroces, mais leur franc-parler, leur esprit vif, leur volonté de liberté et leur force de caractère constituent toujours d’immenses moteurs d’écriture et sont, dans une certaine mesure, contagieux. J’ai un plaisir fou à écrire leurs actes volontaires, leurs répliques à l’emporte-pièce, et leur seule présence me donne l’énergie de continuer, de persévérer à travers un manuscrit difficile.
Que ferions-nous donc sans nos Mères Couteau ? Non seulement nous ne saurions pas plier un drap contour, réussir une omelette, tenir tête à une voisine (ou un vendeur ou un médecin ou une patronne ou un avocat), allumer un feu, endormir un bébé, négocier un bail (ou un salaire, ou un jambon, ou un divorce, ou une facture de cellulaire), nous relever après une peine d’amour, partir seul(e)s au bout du monde ou rire de nos erreurs; nous aurions aussi beaucoup plus de mal à finir nos romans.
Madeleine THIEN
Nous qui n'étions rien
Les choses qu’on vit s’inscrivent dans nos cellules sous forme de souvenirs et de motifs qui se réimpriment sur la génération suivante. Même si on n’a jamais manié une pelle ni planté un chou, chaque jour écrit quelque chose sur nous.