Sean Michaels
«Le plus grand défi que l’IA posera aux artistes, outre l’urgente question des dollars et des sous, est celui-ci : que faire de ses créations lorsqu’elles sont bonnes ? Comment composerons-nous avec ce dont cet outil est capable ?»
En 2019, j’ai commencé à écrire un roman avec une intelligence artificielle générative. Nous étions encore à trois ans du lancement de ChatGPT, mais il existait des moyens détournés d’accéder à GPT-2, une version antérieure de la technologie qui sous-tend le prototype. J’avais été inspiré par l’histoire de Marianne Moore, la grande poétesse à la cape et au tricorne qui, à l’âge de 67 ans, avait accepté de collaborer avec Ford pour trouver un nom à leur nouvelle voiture. (Elle a proposé « Utopian Turtletop », « Mongoose Civique ». Ils ont opté pour Edsel.) Dans mon roman, une poétesse de 75 ans (à cape et tricorne) se rend en Californie et passe sept jours à écrire avec une IA, douée de sentience ou pas, baptisée Charlotte. À l’époque, j’imaginais que cela se passerait dans le futur.
Comme ma poétesse fictive travaillait avec Charlotte, ai-je réalisé, ce nouveau livre pourrait lui-même être « infiltré » par l’IA : ici et là, j’intégrerais du texte généré par ordinateur, en l’indiquant par un subtil formatage. Certains de ces passages seraient insipides, d’autres maladroits, mais ailleurs, espérais-je, les choix curieux des algorithmes modernes troubleraient peut-être les certitudes des lecteur·rice·s.
À l’heure actuelle, l’expérience du public avec les Grands modèles de langage passe principalement par des applications conversationnelles, où le·a visiteur·euse s’engage dans un dialogue avec un jovial (quoique rigide) personnage à l’intelligence artificielle. Cet interlocuteur – le stupide/brillant/exaspérant bot au cœur de ChatGPT ou de Bing – n’est en fait qu’une construction : comme vous le savez peut-être, le logiciel ne fait que prédire le terme suivant dans l’enchaînement de mots. OpenAI a trimé dur pour raffiner et restreindre le ton de ChatGPT ; sans ces contraintes, la technologie fait preuve d’une compréhension et d’un style de prose étonnamment souples. Tout comme les générateurs d’images tels que Midjourney parviennent à saisir des aspects de l’esthétique visuelle de Wes Anderson ou à imaginer Tron de Jodorowsky, les générateurs de texte, même ceux de l’ère 2019, pouvaient finir mes phrases (ou révéler mes tics d’écriture) avec un talent déroutant.
C’est à la page 19 que l’IA infiltre le roman pour la première fois, juste après l’arrivée de mon héroïne Marian au siège social de la grande entreprise de numérique qui l’a engagée.
« Mes pensées tournaient autour de cette entreprise sans porte. C’est-à-dire jamais fermée, à aucun moment, ni à Noël, ni à deux heures du matin, ni le lendemain matin de la fête annuelle du personnel. Ouverte à toute heure, disponible comme le site Web ou le logiciel de l’entreprise, ses serveurs qui pétillaient dans une voûte souterraine. »
La toute première fois que j’ai écrit ces lignes, j’ai employé « ronronnaient » pour parler des serveurs. Ronronner ! Un cliché tarabiscoté, gênant. Qu’est-ce qui serait mieux ? me suis-je demandé. Bourdonnaient ? Vrombissaient ? J’ai timidement entré plusieurs pages de mon manuscrit dans l’IA, en finissant sur cette phrase : « […] comme le site Web ou le logiciel de l’entreprise, ses serveurs qui », puis j’ai cliqué sur soumettre.
« Pétillaient ». C’était la suggestion. C’était différent, c’était intéressant, c’était très légèrement inadéquat. Un terme aussi sonore que visuel et tactile, évoquant le champagne et les feux de Bengale – mais peut-être que les composantes des serveurs pétillaient, en quelque sorte ?
Ça m’a plu, parce que c’était étonnant, mais également incongru – le genre de choix que moi, un humain, je n’aurais pas pensé faire. Le genre de mot qui, dans sa petite boîte surlignée, pourrait inciter le·a lecteur·rice à s’arrêter et à se demander Qu’est-ce que c’est? Qui a écrit ça ? Est-ce quelqu’un d’autre ?
Pendant les mois et les années suivantes, je passerais des heures et des heures à entrer des mots dans un formulaire Web, poussant un réseau neural vers la littérature. La plupart du temps, j’avais l’impression de collaborer avec une machine à sous, tirant sur la manivelle encore et encore dans l’espoir d’obtenir une rangée de cerises. GPT s’est révélé pratiquement inutile en matière de poésie (et le livre en contient beaucoup), alors j’ai travaillé avec une ingénieure, Katie O’Nell, afin de concevoir un modèle sur mesure. Là encore, les résultats étaient loin d’être fiables : il fallait parfois jusqu’à cent générations pour arriver à en obtenir une qui me plaisait.
Mais ce qui était frappant avec ce logiciel était son absence de limites. Je pouvais lancer et relancer les dés algorithmiques à l’infini ; infatigable, il proposait chaque fois une image ou une comparaison inusitée. Parfois, je choisissais les occurrences où l’IA proférait une évidence ou une banalité. À d’autres moments, ce qui m’attirait était l’étrange, le singulier, l’inattendu. Plus rares, et plus difficiles à admettre, étaient les cas où cet avide assemblage de règles mathématiques m’offrait une réponse qui me faisait m’arrêter un instant, comme un marcheur qui croise un faon.
« Ma peau se hérissa de chair de poule. »
« Derrière les vitres, une lumière blanche se recueillait et se dispersait. »
« En fermant le livre, je me vis le casser en deux, je sentis son dos se briser entre mes pouces. »
« La couleur des roses était altérée par le glaive. »
Du début à la fin, ce travail a requis mon discernement. Il a requis mon encadrement et ma vision. Mais le plus grand défi que l’IA posera aux artistes, outre l’urgente question des dollars et des sous, est celui-ci : que faire de ses créations lorsqu’elles sont bonnes ? Comment composerons-nous avec ce dont cet outil est capable ? Il est facile d’écarter les œuvres générées par IA quand elles sont convenues, malhabiles ou médiocres, le « JPEG flou » d’une chose plus grande. Mais j’ai passé pas mal de temps sur le terrain avec les Grands modèles de langage, et je ne crois pas que leurs sortilèges pourront tous être si aisément balayés du revers de la main.
« Ce que nous avions écrit la veille était un assemblage de cathédrales de verre que je relus inquiètement. Certaines tournures de phrase que j’avais crues belles, je les trouvais maintenant inintelligibles. Charlotte m’avait simplement prise au dépourvu : si je lui proposais un vers ou un fragment de vers, ce que recrachait le système bousculait mes attentes. C’est cet effet de surprise qui m’avait séduite. J’avais confondu un soubresaut d’exubérance algorithmique avec de l’authenticité. »
Ce texte a initialement paru dans Literary Hub.
Sean Michaels
Te souviens-tu de ta naissance?
«Quoi qu’on pense de l’I.A., Te souviens-tu de ta naissance? est un portrait tendre et émouvant, plein de scènes et d’observations mémorables. Bien que le roman ait une prémisse très actuelle, ce n’est que le point de départ d’une méditation intemporelle sur l’art, la famille, les liens et le sens de la vie. Ces sujets ne cesseront jamais de nous interpeller – du moins, jusqu’à ce que nous soyons tous remplacés par des machines.»
New York Times