Madeleine Thien et Heather O’Neill font partie des auteurs les plus appréciés de leur génération. Dans un échange commandé par carte blanche, un magazine web fondé par des membres de la Quebec Writers’ Federation, les deux écrivaines primées discutent d’un large éventail de sujets, comme le fait d’être des personnes discrètes dans un monde qui idolâtre les personnalités publiques ou encore les origines et les influences de leurs créations. Cet échange de courriels s’est étendu sur plusieurs semaines à l’automne 2016.
Madeleine Thien : Tu partages une histoire profonde et une intimité avec Montréal, alors que moi, après dix ans, j’ai toujours l’impression d’évoluer dans une ville qui me glisse entre les doigts et qui se conçoit elle-même comme très différente des autres villes d’Amérique du Nord. Grâce à cette intimité, te sens-tu libre d’écrire sur Montréal ? Ou est-ce que les contraintes et les possibilités de liberté se rapportent à ta façon d’exister et d’écrire ici ?
Heather O’Neill : Je n’ai pas choisi de vivre à Montréal. Enfant, je rêvais constamment de partir, de m’enfuir et d’aller ailleurs. Je voulais être libre. Nos origines dictent une part importante de notre histoire et tentent souvent de nous définir, ou encore menacent de nous définir, et je détestais ça. Je voulais être une personne complètement différente, entièrement de ma propre création. Je pense que c’est dans la nature des romanciers de rechigner devant les restrictions et de refuser d’endosser une identité unique. Mais je n’ai jamais eu ce luxe dans la vraie vie. Je suis devenue mère de famille monoparentale à vingt ans et mon père était handicapé ; j’avais donc de quoi m’occuper à temps plein. Je n’ai pas pu m’offrir d’escapade d’une fin de semaine de toute ma vingtaine, encore moins faire mes valises pour m’installer dans une autre ville. Je n’ai jamais réussi à échapper au paysage de mon enfance. Je suis allée chercher mes cupcakes à la même pâtisserie toute ma vie. Lu des livres de poche dans les mêmes parcs. J’ai acheté de petits paquets jaunes de glutamate monosodique dans la même épicerie du Chinatown jusqu’au jour où elle a été ravagée par un incendie. J’ai vu des chats de gouttière aller et venir. Le paysage a donc fini par devenir très personnel. J’ai vu la maison où mon père est né dans les années 1920. Je suis passée devant l’école où ma grand-mère a travaillé comme concierge. Un sentiment d’appartenance s’est ainsi développé naturellement, que ça me plaise ou non, mais aussi parce que je suis d’un naturel optimiste et que je sais tourner les situations à mon avantage. J’ai regardé la petite boîte d’aquarelles qu’on m’a donnée et je me suis dit que j’allais peindre une toile extraordinaire malgré tout. Je me disais : « Montréal, tu penses que tu peux m’imaginer ? Eh bien, c’est moi qui vais t’imaginer. Et tu crois pouvoir me définir ? Non, je vais te définir. » C’est comme être dans une relation intime où on doit défendre son point, demander les choses et réclamer sa voix et son libre arbitre.
J’ai l’impression que tu as eu une vie à l’opposé de la mienne. Tu sembles avoir voyagé à travers le monde en quête d’histoires, mais aussi, de ton propre passé. Était-ce quelque chose dont tu savais avoir besoin en tant qu’auteure ? Comment ça entretient un rapport à ta manière d’écrire et d’amasser du matériel ?
MT : Ça touche une corde très sensible, Heather. Ta manière de décrire Montréal me rappelle ma perception de Vancouver, où je suis née et où j’ai vécu jusqu’à mes vingt-huit ans. J’ai moi aussi pris soin de mon père un long moment, avant que notre situation change. À ce moment-là, j’étais au début de ma vingtaine. Ma soeur a eu une fille à peu près au même âge que toi. Je voulais désespérément m’échapper, m’imaginant qu’un endroit différent me permettrait d’être quelqu’un d’autre, mais au début je pouvais seulement m’évader dans d’autres parties de Vancouver. J’avais l’habitude de prendre l’autobus pour me rendre dans les quartiers plus chics de la ville, si on peut dire, et pour atteindre la mer. Je ne débarquais pas du bus, je restais à bord et le laissais me ramener dans mon quartier. La ville m’est devenue très personnelle, exactement comme tu décris Montréal. Je me fâche encore quand les gens parlent de quartiers de mon enfance comme étant des destinations touristiques hors des sentiers battus : le ventre de la ville, l’endroit où voir des gens qui n’ont pas eu de chance, pour être choqué par la quantité de sans-abri, l’ampleur de la consommation de drogue, de la prostitution et de la pauvreté. Ça m’enrage que certaines personnes considèrent ça comme un spectacle. Mes premières histoires se déroulent toutes dans ces secteurs, mais personne ne peut les reconnaître, car elles ont lieu surtout dans des espaces domestiques, dans des appartements. Les jeunes femmes de ces récits tentaient toujours de s’échapper par la fenêtre de leur chambre, de s’enfuir dans la nuit ou encore de protéger ou de cacher d’autres filles.
HO : En ce qui a trait au fait de sentir qu’on ne peut pas choisir l’endroit où l’on vit lorsqu’on est une jeune femme, je dois dire que je trouvais ça difficile de trouver ma liberté, en tant que femme, car on s’attendait à ce que je prenne soin d’autres personnes et que j’avais de nombreuses responsabilités. As-tu toujours su que tu t’enfuirais de chez toi ? Comment as-tu eu cette liberté ? As-tu senti que tu devais te battre contre les attentes traditionnelles envers les femmes pour la trouver ?
MT : Ta question est magnifique et me fait ressentir beaucoup de chagrin. Je ne crois pas que j’étais assez forte pour savoir comment vivre autrement. Ma mère est décédée subitement quand j’avais vingt-huit ans et la situation de mon père a changé. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée complètement déboussolée. Je trouvais pénible de vivre à Vancouver après la mort de ma mère; je me suis installée en Europe pour quelques années avec mon fiancé de l’époque. J’ai beaucoup erré pendant la décennie qui a suivi. J’ai découvert que j’aimais voyager seule, que j’étais attirée par la prise de risques. J’ai dû apprendre à me mouvoir dans le monde sans jugement, à être ouverte, non seulement aux autres, mais aux parts de moi-même qui me rendaient mal à l’aise. Parce que j’avais grandi dans la pauvreté et que notre situation financière nous avait forcés à déménager souvent, j’ai réalisé que voyager était dans ma nature et que j’avais peu d’exigences. Et que certains endroits nous permettent d’élargir nos perspectives et nous rendent plus humbles. C’est ce que j’ai expérimenté au Cambodge, où j’ai passé le plus de temps et où j’ai des amis, mais pas de famille.
L’écriture était secondaire. J’avais l’impression de vivre ma vie et, en parallèle, d’écrire des livres. Vois-tu tes livres comme un grand ensemble ? Où crois-tu qu’ils te mènent, en tant que personne, femme, artiste ? Pourrais-tu y aller autrement ?
HO : Je considère mes livres comme faisant partie d’un tout. Ils représentent mon état d’esprit, où j’en suis. Je pense à La ballade de Baby comme ayant été écrit d’un endroit innocent. J’étais dans un désarroi complet quand je l’ai écrit. Le premier livre est toujours tellement ignorant et intuitif. On n’a aucune idée de ce qu’on fait, dans un sens. Il y a un niveau de foi aveugle dans l’écriture. Pour moi, ça relève de la même bravade que la jeunesse. Si on ne fait pas quelque chose de nouveau, alors on ne provoque pas de vagues.
Ces risques que l’on prend nous ouvrent la porte et nous définissent en tant qu’artiste. Ils sont si proches du désir et de l’irrationalité qu’ils représentent notre soi authentique. Mes livres suivants ont germé de cette graine. Elle vient des idées présentes dans ce livre, que j’ai développées et confrontées.
Je suis devenue plus intelligente et plus brave intellectuellement avec mes livres suivants. Dans La vie rêvée des grille-pain, j’ai amalgamé le monde de mon enfance à celui de la littérature classique et leur ai permis d’interagir. Comme dans Georges et le dragon. Parce que je ne voulais pas me voir comme la chroniqueuse d’une expérience en particulier, mais comme une érudite ou une philosophe de l’absurde et des joies étranges instruite par l’écriture et la lecture de mes génies favoris.
Le livre que je viens d’écrire est brave, mais d’une tout autre manière. Il n’est pas casse-cou, comme quelqu’un qui ferait du skateboard au milieu des voitures. Il traite de l’importance de prendre ses responsabilités et de réaliser ses rêves. D’agir, en somme. La ballade s’intéressait plutôt à l’observation et à l’expérimentation du monde. Hôtel Lonely Hearts explore quant à lui le mal nécessaire, la corruption et l’idée d’être prêt à tout pour obtenir du pouvoir. Et ce dont il en retourne lorsque c’est une femme qui fait tout ça.
Je pense, maintenant que j’ai dit ça, que tous mes livres traitent d’une même idée, soit d’être brave de manière marginale. Honnêtement, chaque fois que je termine un livre, je me dis : « Oh mon Dieu ! Qu’ai-je fait ? » Et je m’inquiète. Toi ? Comment est-ce que ton travail s’amalgame à un tout plus grand ? Et parlant de bravoure, tu as attaqué tellement de sujets sombres ! Où puises-tu tes idées pour écrire sur ces sujets ? Quelles parties de toi-même creuses-tu ? Crois-tu que d’avoir écrit sur ces sujets te rend plus sombre ou plus légère ?
MT : J’aime ces mots, « érudite et philosophe de l’absurde et des joies étranges », qui pour moi définissent ton travail, mais aussi te caractérisent en tant que personne. Je me considère chanceuse d’avoir eu autant de conversations profondes et intenses avec toi au fil des ans, depuis la parution de La ballade.
Je trouve difficile d’expliquer pourquoi j’écris sur certains sujets, particulièrement lorsqu’il s’agit de catastrophes politiques, du génocide cambodgien ou de soulèvement social. La question m’effraie – pourquoi suis-je tant attirée par ces sujets qui m’obsèdent ? – et je suspecte que mon incapacité à répondre aux questions explique la raison pour laquelle je choisis d’écrire de la fiction plutôt que de la non-fiction. Je ne pense pas avoir la capacité d’apprendre beaucoup sur moi-même, sur les parties insoupçonnées de mon être, en observant ma vie à travers mes propres yeux et mon langage. J’ai l’impression que les aspects les plus difficiles et les plus honteux me sont accessibles uniquement via les zones les plus vastes de mon imagination et les zones les moins critiques de mon empathie.
J’aime cette question au sujet de l’obscurité et de la légèreté qui nous habitent. Un des traits de ma personnalité que j’apprécie le moins est que, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été triste (mes parents ont d’innombrables photos de fêtes d’anniversaire où, année après année, je suis assise derrière mon gâteau en train de pleurer). La tristesse n’est pas le chagrin ni tout à fait la mélancolie, c’est un état d’être, qui semble accepter le destin.
Écrire était une façon pour moi d’échapper à ce tempérament – même si, sans surprise pour ceux qui me connaissent, il y a beaucoup de tristesse dans mon travail. Il y a quelques années, je lisais à propos de cadres conceptuels chinois pour les couleurs, et le détail qui m’a le plus touchée concernait la noirceur. Dans The Book of Changes, on entend « le ciel et la terre d’un noir mystérieux ». Le noir est la couleur du mystère, des dieux et donc des cieux. Les chercheurs pensent qu’il s’agit de la couleur la plus longtemps vénérée dans la Chine ancienne.
Parlant de tempérament, il m’est arrivé de remarquer que certaines de mes amies écrivaines ont parfois du mal à revendiquer – et à conserver – la solitude, l’intimité et la liberté dont elles ont besoin. Mais celles qui s’entêtent ou se sont entêtées (Hannah Arendt, Elena Ferrante, Eileen Chang, Shirley Hazzard, Rosemary Sullivan, Colette, Mavis Gallant, Alice Munro, et je pourrais continuer comme ça encore longtemps) nous ont laissé des oeuvres qui contiennent des univers. Comment as-tu appris à traverser cette ligne entre le public et le privé, entre qui nous sommes dans un contexte social et ce que nous pouvons être dans l’intimité ?
HO : J’aime beaucoup ce que tu dis à propos de la tristesse. Je pense que certaines émotions nous effraient. J’ai déjà craint la solitude. Pourtant, tout ce que je faisais indiquait clairement que j’étais un loup solitaire. Enfant, je ne voulais jamais aller aux fêtes d’anniversaire. Je n’ai jamais eu de meilleure amie. C’est difficile d’accepter son identité lorsqu’elle semble si loin de la définition qui nous est proposée d’un individu accompli. Je ne crois pas que la tristesse soit à l’opposé du bonheur. Je pense que c’est parfois une profondeur. De la même manière que la solitude n’est pas à l’opposé du fait d’être aimé ; c’est plutôt une expérience d’isolement et de réflexion profonde. La tristesse et la solitude sont des états mélangés à de la peur.
Je pense aussi qu’en tant que femmes, nous sommes plus vulnérables aux étiquettes. Et si nous évitons l’étiquette d’épouse en particulier, comme je l’ai fait, nous nous exposons à de nombreuses étiquettes péjoratives. Je les craignais elles aussi. Parce que les étiquettes volent notre histoire. Elles disent : « Non, ma chère, tu crois être unique, mais tu ne l’es pas, je te connais mieux que toi-même. » Mais je dois rester fidèle à moi-même. Ce qui est très difficile à faire. Et qui implique d’être courageuse. Je me rappelle avoir entendu une entrevue avec Mavis Gallant où elle a dit quelque chose comme : « J’aimais écrire, alors je suis déménagée à Paris pour écrire. » Ça m’a rendue tellement heureuse quand j’ai entendu ça à la radio. J’ai pensé : « Oui, je veux simplement être une écrivaine. C’est le titre que je veux. »
Le privé et le personnel sont des choses étranges. Je suis une raconteuse d’histoires de bout en bout. J’ai un gène de troubadour. Ç’a toujours été un grand plaisir de me confesser en public. Je me rappelle avoir lu un livre au sujet de la pendaison publique en Angleterre. On était autorisé à faire un discours juste avant d’être pendu. Certaines personnes s’y adonnaient des heures durant, se confessant, racontant leur histoire, et cela donnait de si bonnes performances qu’ils ont cessé de pendre les gens en public. (Ou quelque chose comme ça. Je ne ferai pas la recherche.) J’aime tellement cette histoire. Je me suis dit : « C’est comme ça que je veux vivre ma vie. En confessant mes péchés sur la potence. »
Mais, en même temps, bien que je dévoile tous les détails possibles à mon sujet, je me considère comme une personne très privée. Je pense que c’est parce que je laisse peu de gens entrer dans le sanctuaire de mes expériences. Parfois je me demande si les constantes révélations que je fais ne sont pas des déviations qui me permettent de maintenir ma propre histoire. T’es-tu déjà sentie mal à l’aise par rapport à la publicité qui vient forcément avec le fait d’être auteur de nos jours ? Comment composes-tu avec ça ?
Aussi, ton travail rejoint un public international comme jamais auparavant. Comment te sens-tu en tant qu’auteure canadienne ? Y a-t-il des limites, des attentes, des préjugés, des avantages qui viennent avec cette étiquette ? Trouves-tu que le fait d’être une auteure canadienne te brime parfois ?
MT : Troubadour ! Le mot parfait, celui qui m’est venu à l’esprit lorsque Bob Dylan a remporté le prix Nobel. Je pensais à combien le troubadour est nécessaire à la politique et à la vie, et à comment une chanson et des paroles deviennent nos déclarations publiques aussi bien qu’un paysage intime immensément privé ou une distorsion temporelle.
Tes pensées à propos du sanctuaire me rappellent une citation d’Edith Wharton que j’aime et que j’ai rapidement retenue : « Mais j’ai souvent pensé que la nature d’une femme est semblable à une grande maison avec de nombreuses pièces [...] mais au-delà, bien au-delà, il y a d’autres pièces dont on ne tourne peut-être jamais les poignées de porte ; personne ne sait y aller, personne ne sait où elles mènent ; et dans la chambre la plus reculée, le saint des saints, l’âme se trouve seule dans l’attente d’un bruit de pas qui n’arrive jamais. » La solitude est aussi un sanctuaire. Parfois elle est insupportable, et parfois, elle est exaltante.
L’étiquette canadienne est toujours ouverte dans mon cas, car on m’identifie habituellement comme Canadienne (avec un avertissement), ou comme Canadienne (avec des informations additionnelles – à savoir, où sont nés mes parents). Ça ne me dérange pas et ça ne m’a jamais dérangée. Les gens comprennent que je suis composée de plusieurs personnes. Je pense que les autres ne font pas face à ce genre de suppositions ; leur nature multiple reste invisible ou dissimulée, parfois même pour et par eux-mêmes. Je n’ai donc pas l’impression que ça m’a brimée, au contraire, peut-être même que l’étiquette m’a offert un genre de refuge, mais qui ne m’aurait pas imposé de limites quant au fond et à la forme de mon écriture, de ma pensée ou de ma volonté. Je ne suis pas certaine que je vais réussir à percer le marché américain ou la culture littéraire de ce pays, je ne m’y sens pas à la maison.
Je pense que ce sera la dernière question en raison de l’approche de notre échéance – je suis triste qu’on arrive à la fin, j’aurais pu continuer comme ça pendant des années. Si tu ne pouvais plus écrire ou publier, quel chemin crois-tu que prendrait ta vie ? Penses-tu que ton essence demeurerait la même ?
HO : J’ai passé tellement de temps de ma vie à écrire que je ne peux en dissocier mon identité. C’est une question absurde aussi.
Je ne peux l’imaginer. Tous les scénarios que j’envisage me ramènent aux mots. Je ferais des films, qui sont des manières de raconter près des romans. J’enseignerais, ce qui est une façon de livrer les cours que j’aurais écrits. Je monterais un spectacle de marionnettes pour enfants et mes marionnettes parleraient de mes préoccupations littéraires. Elles seraient des marionnettes tragiques et aliénées.
Alors non, mon essence ne serait pas la même. Je suis une écrivaine. Peut-être que les scénarios de tout le monde mènent aux mots d’une manière ou d’une autre. Peut-être que nous sommes tous essentiellement des écrivains.
Madeleine THIEN
Nous qui n'étions rien
Les choses qu’on vit s’inscrivent dans nos cellules sous forme de souvenirs et de motifs qui se réimpriment sur la génération suivante. Même si on n’a jamais manié une pelle ni planté un chou, chaque jour écrit quelque chose sur nous.