Pour accompagner la parution de son roman La part de l’océan, où elle explore les circonstances de la création de Moby Dick, Dominique Fortier nous offre un abécédaire de l’océan.

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Aux premières lueurs de l’aube, le 8 août 1850, Herman Melville prend une table dans le petit salon de sa maison des Berkshires et, sous les yeux stupéfaits de son épouse, va l’installer dans l’écurie, à côté du cheval (sans doute également ébahi). C’est la première phrase de La part de l’océan. Je ne l’avais d’abord pas écrite comme ça; je l’ai retravaillée de façon qu’elle commence par la lettre A, ayant pour projet de faire de ce roman une sorte de grand abécédaire, ambition que j’ai abandonnée en chemin. Mais ce n’est pas l’unique raison qui explique que j’ai réécrit cette première phrase, j’aimais que ce roman s’ouvre sur l’aube, dont la racine, albus, signifie blanc.

Blanc, la couleur du grand cachalot que traquent Achab et son équipage. C’est aussi celle des nuages d’où l’on sait que ne tombera nulle pluie, ces nuages-bibelots, des nuages de porcelaine; c’est la couleur des ciels de nacre à l’intérieur des coquilles d’huîtres; celle des crêtes d’écume qui frangent les vagues par les jours de grand vent; la teinte du brouillard au petit matin, qui change les bicoques en maisons hantées et les gens en fantômes; la teinte des très vieux coquillages délavés et polis par la mer, usés par le roulis sur le sable; c’est la couleur du sel dans l’océan, cette fine poussière qui est la seule chose qui subsiste quand tout le reste s’est évaporé.

Cinq. C’est le nombre d’océans que compte notre globe : Arctique, Atlantique, Austral, Indien, Pacifique. Je suppose qu’on les classe habituellement par ordre d’importance, du plus grand au plus petit, mais je ne peux m’empêcher de les citer plutôt en ordre alphabétique, comme Melville classe ses baleines selon des formats d’ouvrages :

LA BALEINE IN-FOLIO

II – LA BALEINE IN-OCTAVO

III – LA BALEINE IN-DOUZE.

Les Dunes qui séparent la rue de la mer dans le minuscule village où nous passons l’été depuis des années forment des vagues de sable blond qui changent lentement au gré des vents et des tempêtes. Ce sont elles qui marquent le passage d’un monde à l’autre, de la terre à l’océan. Elles sont couvertes de buissons épineux, des rosiers sauvages aux fleurs roses et blanches dont les pétales tombent en pluie au moindre coup de vent. Avec leurs fruits, on fait des confitures orange qui brillent, translucides, dans les bocaux en verre l’hiver durant.

Eglantiers. Les rosiers sauvages s’appellent, en fait, des églantiers. Mais qui pourrait résister à la tentation de mettre ensemble ces deux mots : rose et sauvage.

La Fosse des Mariannes est la plus profonde des fosses océaniques de la planète, culminant (quel est le contraire de ce mot?) à 11 000 mètres. C’est l’endroit du monde où l’on est le plus proche du cœur de la Terre. En s’élevant d’une égale distance, à partir du niveau de la mer, on atteindrait la troposphère.

Grain. On appelle grain un coup de vent soudain en mer, parfois accompagné de pluie, de neige ou de grêle – de là ce nom, en référence aux grêlons tombant comme des grains de blé. On distingue le grain noir (annoncé par des nuées sombres) du grain blanc (dont l’approche ne se devine qu’au moutonnement des vagues). L’expression « veiller au grain » ne signifie pas, comme on pourrait le croire, qu’il faille surveiller le fruit des récoltes, mais bien le fait de rester alerte quand menace la tempête.

Hawthorn désigne aussi une espèce apparentée aux roses sauvages, un buisson dont les fleurs ressemblent à celles des fraises, blanches et menues, pourvues de longues étamines. C’est aussi, à une lettre près, le nom de celui à qui Herman Melville a dédié Moby Dick.

It is a sign of strength to be weak, to know it, and out with it. C’est ce qu’écrit Herman Melville à Nathaniel Hawthorne le 29 juin 1851, une affirmation qui n’est paradoxale qu’en apparence, puisqu’il est vrai qu’il n’y a sans doute pas de plus grande force que la vulnérabilité choisie, avouée, assumée. On n’écrit jamais qu’à partir de ses blessures. Ce qui ne veut pas dire qu’on écrit nécessairement à leur sujet, mais que c’est à ces fêlures que l’on vient puiser la force – la faiblesse – qu’il faut pour écrire.

Le Jusant (ou ebbe) s’oppose au flux (ou flot). C’est la marée descendante. On l’appelle aussi « perdant », terme qui pourrait procéder d’une sorte de logique poétique, dans la mesure où il nomme cette étendue de mer que l’on perd deux fois par jour. Sur notre plage, ces retraits sont particulièrement spectaculaires puisque, la grève étant presque plate sur une très longue distance vers le large, la mer laisse derrière elle une bande de sable humide large d’une centaine de mètres sur laquelle se reflètent les nuages et les mille et une nuances du soleil couchant. Deux fois par jour, la mer se retire en nous laissant un deuxième ciel. On devrait l’appeler non pas perdant, mais gagnant.

Knowing you persuades me more than the Bible of our immortality, écrit à nouveau Melville à Nathaniel Hawthorne au mois de novembre 1851. Cette phrase forme à elle seule une constellation, voire un roman, elle contient tout ce qui a construit Herman Melville et qui continue de le définir : la Bible, l’immortalité, le savoir, la persuasion. Mais le plus important de cette déclaration loge ailleurs, son cœur réside dans le plus simple des mots, trois lettres : you. Toi.

Les Limules, malgré leur nom anglais de horseshoe crab, ne sont pas des crabes mais appartiennent à la même grande famille que les scorpions et les araignées. En regardant le dessous de l’une de ces créatures (cinq paires de pattes articulées encastrées dans une carapace en forme de casque militaire), on ne peut faire autrement que de conclure que c’est d’elles que s’est inspiré Ridley Scott pour créer son terrifiant alien. Mais en réalité les limules sont des rois et des reines (le nom est tantôt masculin et tantôt féminin, selon les dictionnaires) : elles ont littéralement le sang bleu.

Mers. Une mer est dite intérieure quand elle communique avec une autre mer, par opposition à une mer fermée, laquelle est complètement enclavée. Les mers intérieures était l’un des titres de travail de La part de l’océan. Il y avait aussi Les océans oubliés, La part du feu, La mer de l’intranquillité, L’océan des tempêtes, La vingt-septième lettre, Cartographie d’un naufrage, La troisième moitié de moi, et d’autres encore, j’oublie lesquels. Les livres que je n’ai pas écrits dépasseront toujours en nombre ceux que j’ai réussi à faire.

Nantucket, Martha’s Vineyard, Barnstable, Brewster, Eastham, Wellfleet, Truro, Provincetown : sur une carte géographique, ces noms se déroulent en petits caractères comme les paroles d’une comptine sur la péninsule de Cape Cod et ses îles, région qu’un traducteur français peu inspiré avait déjà rendue par « Cap à la morue ».

Les Oursins forment une famille nombreuse et diverse, dont les membres portent des noms aussi colorés que les piquants qui hérissent leur carapace : oursin melon, oursin fleur, oursin de feu. Les dollars des sables appartiennent à la même classe, bien qu’ils présentent une apparence différente. Plus différents encore, ces enfants des rues, orphelins ou petits voyous, que dans les romans anglais victoriens on appelle street urchins.

Pequod, c’est le nom qu’a choisi Melville pour le navire dirigé par Achab. Ce baleinier qui fait le tour du globe à la recherche de Moby Dick est déjà un peu cachalot, puisqu’il est décoré d’ornements sculptés dans des os de baleine.  Comme Achab, à qui Melville a donné non pas une jambe de bois, mais une prothèse en os de baleine, afin que le chasseur porte en lui-même un morceau de ce qu’il pourchasse, présage de ce moment où les rôles se renverseront et où il deviendra à son tour la proie.

Que vient faire Québec dans un abécédaire de l’océan? Elle y figure parce que c’est à la pointe Argentenay, tout au bout de l’île d’Orléans, à un jet de pierre de la ville où j’ai grandi, que l’eau du fleuve Saint-Laurent commence à goûter le sel. La promesse de l’océan.

J’aime tout du mot Récif, son attaque de note de musique, le chuchotis en son centre, sa terminaison en forme de supposition étrangère. Mais surtout le fait qu’il ressemble, à une lettre près, au mot récit.

Le Sable des plages et des fonds marins est formé de particules de différentes natures : quartz, coquillages, feldspath, os, mica, coraux. Observés au microscope, ces grains révèlent des trésors minuscules, chatoyants et irréguliers, comme autant de perles baroques translucides. Après, on s’étonne moins que le verre soit essentiellement fait de sable chauffé et fondu, ces coquillages passés au creuset.

Tempêtes. Nulle part elles ne sont aussi belles qu’à la mer. On les voit arriver de loin, nuages de plomb, bas et boursouflés, d’un noir bleuté, traversés d’éclairs, roulant au-dessus des toits du village. La pluie se met à tomber d’un coup, des volées de clous sur le toit de métal, les gouttes forment parfois des rideaux si serrés qu’on ne distingue plus l’océan, pourtant à quelques mètres. La foudre lézarde le ciel, des fulgurances blanches, jaunes, roses et mauves. Le tonnerre fait trembler la maison et le sol sous le plancher, on jurerait que le grondement monte de la terre. On s’assoit devant la grande fenêtre, toutes lampes éteintes, et on regarde comme au cinéma, pendant des heures, jusqu’à la nuit.

Un an et demi. C’est le temps qu’il a fallu à Herman Melville pour écrire Moby Dick, soit un an de plus que ce qu’il avait prévu. Une fois passés les six mois qu’il s’était d’abord alloués, il a dû faire une nouvelle fois le tour du soleil pour arriver à faire enfin le tour de son roman.

L’odeur du Varech est pour moi ce qui annonce le plus sûrement l’océan. Un parfum de sel et d’iode, chauffé par le soleil, indissociable de l’odeur de la peau après une journée passée près de l’eau.

Whale. Moby Dick portait originellement comme sous-titre The Whale. À la question : qu’est-ce au juste que cette baleine, que représente-t-elle? personne, je crois, n’est encore parvenu à donner une réponse satisfaisante. Si cette réponse existait, ce serait le signe que Melville n’a pas réussi son pari.

X. Depuis toujours on note par un X l’emplacement du trésor sur les cartes. C’est aussi le symbole le plus souvent utilisé pour représenter l’inconnue dans les équations mathématiques. Ce x viendrait de xay qui, arrivé de l’arabe après un passage par le vieil espagnol, signifiait simplement : chose.

You. Voir K.

Zanzibar, parce qu’aucun archipel ne me semble plus lointain que ces îles dont je ne connais rien hormis le fait qu’elles logent tout au bout du dictionnaire.

&. Il existait jadis une vingt-septième lettre à l’alphabet : la perluette, aussi appelée esperluette, qui résulte de la ligature des lettres e et t. Si elle a disparu des abécédaires (mais depuis le milieu du dix-neuvième siècle seulement), elle continue de figurer sur les touches des claviers. En anglais, on l’utilise comme abréviation du mot « and », auquel elle apporte toutefois une nuance. L’esperluette n’annonce pas seulement une coordination, elle est le signe d’une communion si étroite qu’on ne peut plus en séparer les termes, une union impossible à défaire et à dissoudre.

Sur l’origine du mot, les dictionnaires ne s’entendent pas, aussi je lui en invente une aujourd’hui : la perluette est le début d’une perle, si petite qu’on ne la voit quasiment pas encore. Mais ce n’est déjà plus un grain de sable.

Cette dernière lettre de l’alphabet est un commencement.

Dominique Fortier

La part de l'océan

« Avoir le privilège de finir la semaine portée (que dis-je, transportée!) par les (é)mouvances de la plume toujours aussi fine, intelligente, poétique de Dominique Fortier… en écoutant tomber la pluie, en écho aux vagues d’émotions qu’elle soulève en moi. Je suis une fois de plus sous le charme. »
Valérie Lessard

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