Les livres d’Anne Michaels sont semblables à des cartes géographiques qu’on imprimerait comme on le fait des sérigraphies, par plaques successives dont chacune viendrait dessiner une partie du paysage qui ne se dévoilera entièrement que dans leur ultime juxtaposition, écrit Dominique Fortier, la traductrice d'Étreintes et du Tombeau d'hiver.
Voici un extrait du roman Étreintes, pour vous plonger la vastitude de son territoire poétique.
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Les lignes noires des arbres lui rappelaient un champ d’hiver qu’il avait aperçu un jour par la fenêtre d’un train. Et la mer noire du soir, le bonnet et le tablier d’un noir profond de sa grand-mère remontant du port sans jamais cesser de tricoter, guidant leur très vieil âne chargé de lourds paniers remplis de crabes. Toutes les femmes du village portaient leur tippie à la ceinture et gardaient leur tricot à portée de main, sous leur bras ou dans la poche de leur tablier, les manches et les devants de chandails, ouvrages en filigrane, grandissant régulièrement au cours de la journée. Chaque village avait ses propres points ; on pouvait savoir de quel port était originaire un marin par le motif de son pull, qui contenait une autre signature : une erreur délibérée par laquelle chaque tricoteuse pouvait identifier son ouvrage. Une erreur commise délibérément, est-ce encore une erreur ? Les tricoteuses du littoral jetaient leurs mailles comme un sortilège protecteur qui garderait leurs hommes en sécurité, au chaud et au sec, l’huile de la laine repoussant la pluie et l’écume de mer, armure transmise de père en fils. Elles tricotaient des manches plus courtes, qui n’avaient pas besoin d’être remontées pour travailler. Une laine peignée serrée, délavée par le sel et le vent. Le point de sillon, semblable aux champs de mars quand ils y plantaient les pommes de terre. Le point mousse, les côtes, le point d’alvéole, le point de vague triple, l’ancre ; le point grêle, l’éclair, les diamants, les échelles, les chaînes, les câbles, les carrés, les filets, les flèches, les drapeaux. Le point de ronce de Noordwijk. Les chaussettes noir et blanc de Terschelling (deux brins blancs, un seul noir). Le zigzag de Goedereede. L’arbre de vie. L’oeil de Dieu par-dessus le coeur de celui qui porte le tricot.
Si un marin perdait la vie en mer, avant de confier sa dépouille aux profondeurs, on lui enlevait son pull pour le rendre à sa veuve. Quand les vagues rapportaient le corps d’un pêcheur sur le rivage, on le ramenait dans son village, le point de son pull aussi sûr qu’une carte géographique. Une fois qu’il avait retrouvé son port d’attache, sa veuve pouvait réclamer le corps bien-aimé grâce à un talisman distinctif : l’erreur délibérée dans une manche, une bordure, un poignet, une épaule, le patron trahi était aussi indéniable qu’une signature sur un document. L’erreur était un message envoyé dans le noir, le point de la calamité et de la terreur, un signal expédié vers le futur, de l’épouse à la veuve. Le voeu que, peu importe où il serait retrouvé, un homme pourrait être rendu à sa famille et confié à son dernier repos. Que le mort ne reposerait pas seul. L’erreur de l’amour était la preuve même de sa perfection.
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Certaines lois de la mer s’appliquaient également à la vie sur la terre ferme, et n’importe quel marin, connaissant le visage changeant des profondeurs, aurait été fou d’ignorer un avertissement. Si, de bonne heure, en chemin vers les quais, un pêcheur croisait un lièvre ou un prêtre, ou s’il regardait le visage d’une femme – fût-ce son épouse, sa fille, sa soeur ou sa mère –, il n’oserait pas prendre la mer ce jour-là. À l’aube, le long des rues menant aux quais de la mer du Nord, les femmes tournaient diligemment le dos aux hommes. Après la mort aussi, il y avait des rites de passage stricts. Dans les villages, les cercueils étaient transportés comme suit : les pêcheurs portaient les pêcheurs, les femmes portaient les femmes, ceux de la terre portaient ceux de la terre.
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Son père avait renoncé à la mer pour les champs. Marin ou fermier, quel genre de liberté avaient connue son père, ou son grand-père ? La liberté d’un homme qui se brise le dos à planter sa propre récolte.
Quand John se rappelait son père, il lui semblait qu’il n’arrivait à se souvenir que de fragments – un sentiment profond, mais par bribes seulement – des moments passés ensemble, pas même des journées. Des années, une vie entière – maintenant réduites à une poignée, à une cordée.
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Des histoires racontées sur un champ de bataille, sur un radeau de sauvetage, dans un dortoir d’hôpital à la nuit tombée. Dans un café qui disparaîtra avant le matin. Quelqu’un surprend ces paroles. Quelqu’un écoute, attentif, de tout son coeur. Personne n’écoute. L’histoire qu’on raconte à une personne qui sombre dans le sommeil, ou dans l’inconscience, pour ne jamais se réveiller. L’histoire qu’on raconte à quelqu’un qui survivra pour la raconter à son tour à un enfant, qui l’écrira dans un livre, afin qu’elle soit lue par une femme dans un pays ou à une époque qui ne sont pas les siens. L’histoire qu’on se raconte à soi-même. La confession fervente. La recherche sinueuse et répétitive de la signification d’un geste, d’un moment qui a échappé à la compréhension du conteur pendant une vie entière. Des histoires incompréhensibles pour l’auditeur et pourtant reçues – par l’obscurité, par le vent, par un lieu, par une pitié ignorée ou ignorante, voire par l’indifférence.
Ce qu'on donne ne peut pas nous être enlevé. (p. 18-20)
Image de couverture : Henri Prestes
Anne Michaels
Étreintes
«Au travers de moments lumineux, éclats de hasard et de grâce, Anne Michaels nous expose toute notre humanité, ses profondeurs et ses ombres.»
Margaret Atwood
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