— Qu’est-ce que tu fabriques ici, toi ?
Je ne répondis rien. Je ne pouvais nier ma présence, j’étais là. Indéniablement là. Coupablement là. Toute parole aurait joué en ma défaveur. Mémie me regarda, dressé à côté de son lit comme un improbable pigeonnier sur une route désertique. Elle scruta mon visage. Muet, le visage. Elle inspecta mes mains. Vides, les mains. Je sentis une forme d’inquiétude lui traverser l’esprit. Une intuition soudaine. Elle regarda à nouveau mon visage et mes mains. Sa narine frétilla d’un reniflement suspicieux. Elle se dirigea vers sa coiffeuse, ouvrit les flacons, déplaça les vernis, dévissa les rouges à lèvres. Tout était en place. Elle sembla retrouver son calme, à défaut de ce qu’elle cherchait. Sa respiration se ralentit jusqu’à reprendre son rythme habituel. Elle me chassa d’un signe de la tête. La sentence venait de tomber ; elle était d’une clémence inespérée. Je sortis.
***
À la vérité, Mémie avait d’autres chats à fouetter. Jacques Chirac avait choisi le Liban et l’Égypte pour sa première visite au Moyen-Orient. Puisqu’elle était Libanaise de naissance, Égyptienne de présence et, par-dessus tout, Française de transcendance, son esprit était entièrement mobilisé par cette actualité. Elle s’était d’ailleurs rendue, quelques semaines plus tôt, dans la caserne voisine où la fanfare militaire répétait une laborieuse Marseillaise, pour leur donner des sablés aux pistaches et les supplier d’exécuter avec un peu plus de respect la partition de l’hymne français. Autant dire qu’il en fallait plus que ma simple incartade dans sa chambre pour ternir son humeur.
Après m’avoir fait déguerpir, elle paracheva sa toilette puis s’enfonça dans le fauteuil du salon pour écouter, dans les meilleures dispositions, le dirigeant français qui s’adressait triplement à elle. Nous en étions au cinquième et dernier jour de retransmission de sa tournée régionale et elle ne comptait pas en manquer une miette. Agacée par la voix qui traduisait en arabe la parole présidentielle, elle tâchait de discerner les phrases dans leur langue originelle. Il poursuivait:
— Il est des pays qui, plus que d’autres, nous parlent, nous attirent, nous inspirent. Des pays dont l’histoire, le génie, le patrimoine suscitent en nous le rêve, l’admiration et l’émotion. Parmi ces pays, l’Égypte vient au premier rang...
— Et la France ! exultait-elle dans son salon, comme si elle lui rendait un compliment qu’il viendrait de lui adresser personnellement.
Dans la cuisine voisine, Fatheya répétait phonétiquement «Et la France! Et la France!» tout en singeant l’index patriotiquement dressé de son employeuse. Elle me regarda, sûre de son effet, puis me donna une petite tape derrière la tête. C’était sa manière de m’absoudre.
— Et fais attention, la prochaine fois !
Crédit photo : SMITH
Éric Chacour
Ce que je sais de toi
«Disons-le sans détour : la première publication d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi (Alto), est l’un des meilleurs romans des dernières années.»
Fugues