L'oiseau de pluie | Robbie Arnott | Image Petros Koublis | Estampage

Une fermière vivait, tant bien que mal. Si elle plantait des céréales, elles ne germaient pas. Si elle faisait pousser du riz, il pourrissait. Si elle essayait d’élever des bêtes, elles suffoquaient et s’éteignaient avant d’avoir vu le soleil se lever une seconde fois (ou mouraient à la naissance, emportant souvent avec elles leur mère, que la fermière avait en général achetée avec ce qu’il lui restait de pièces et d’espoir). La réussite et le bonheur lui étaient étrangers, et elle avait oublié ce que c’était que d’aller au lit le ventre plein. Elle possédait en tout et pour tout sa faim et sa ferme – et sa ferme, apparemment, voulait qu’elle meure de faim.

Ses déboires n’étaient pas dus à la paresse ni à l’incompétence. Elle avait grandi à la ferme, ses parents et grands- parents avaient été fermiers, et elle s’y connaissait autant en culture, nature du sol et élevage que tout autre habitant de la vallée où elle vivait. Elle travaillait dur sans compter ses heures, sous un soleil de plomb comme sous des torrents de pluie. Lorsqu’elle eut épuisé toutes les techniques apprises de sa famille, elle se tourna vers les manuels, les expériences, des engrais insolites, sans résultat. Aucun ennemi n’avait répandu de sel sur ses terres ni maudit son nom, car elle n’en avait pas – elle était appréciée et respectée par tous les gens de la vallée. Aucune raison n’expliquait pourquoi sa ferme demeurait un échec. Et pourtant ses cultures continuaient à pourrir, et son bétail à dépérir.

Six ans après la mort de ses parents – six années calamiteuses de travail solitaire et de faim –, une tempête noire descendue des montagnes s’abattit sur la vallée. Le tonnerre fracassa les murs, les éclairs léchèrent les arbres, le vent se munit de crocs qui broyèrent les granges en mille morceaux. Le pire fut la pluie. Des océans d’eau glacée déversés à l’oblique sur toutes les exploitations, transformant les enclos en lacs et les mares en mers. Ces grandes eaux ne tardèrent pas à gonfler la rivière qui traversait la vallée, précipitant son courant, charriant couches arables, cultures, cheptels, clôtures et dépendances. Tandis que les animaux mouraient dans le bourbier de chocolat, les gens s’abritèrent dans leurs maisons de pierre. Derrière leurs vieux murs épais, ils étaient en sécurité. Il n’y eut aucune disparition à déplorer, à part celle de la malheureuse fermière.

Une fois le calme revenu, il fallut une journée entière pour que les eaux s’évacuent. Ce n’est qu’après la décrue que les gens purent s’aventurer au-dehors, dans des bateaux de pêche ou sur des tables retournées, pour tenter de sauver leur propriété. Au crépuscule de cette journée – une journée lugubre de recherches, de pêche à la passoire et de godille avec des portemanteaux en guise de pagaies –, ils la trouvèrent. Tandis qu’un soleil faible déclinait, un groupe d’adolescents à bord d’un coracle antique aperçut quelque chose d’étrange dans les ramures d’un vieux chêne dépouillé. Ils ramèrent pour s’en approcher et virent que c’était la malheureuse fermière, morte ou inconsciente, le corps drapé entre les branches comme une chemise de nuit mise à sécher. Le plus curieux fut ce qu’ils virent ensuite : un héron immense, couleur de pluie, surgissant des eaux à la verticale sans laisser la moindre onde à la surface. D’un battement d’ailes indolent, il vint se poser au sommet du chêne, au-dessus de la malheureuse fermière, comme en faction.

Les adolescents arrêtèrent leur embarcation. Ce héron surgi des eaux ne ressemblait à aucun autre héron ni aucune autre créature vivante. Ses plumes gris-bleu étaient si pâles, affirmèrent-ils plus tard, qu’on voyait carrément à travers. Des rais de lumière crépusculaire transperçaient le corps de l’oiseau et l’arbre se dessinait nettement derrière son bec humide et pointu.

Un fantôme, avança l’un d’eux. Un mirage, dit un autre. Mais avant qu’ils puissent s’approcher, le héron se voûta et prit son envol. Des éclaboussures jaillirent de ses ailes, bien plus d’eau que de simples gouttelettes posées sur ses plumes. Puis il disparut dans les vestiges de la tempête.

Les adolescents le regardèrent se volatiliser, incertains de ce qu’ils voyaient, se méfiant de leurs yeux fatigués et de leurs esprits détrempés. Au même moment, la malheureuse fermière roula dans son berceau de branches, cracha une giclée de vase noire et aspira une goulée d’air aussi urgente que violente.

***

Les eaux refluèrent. On répara les clôtures, reconstruisit les granges, ressema les cultures. En quelques mois, les fermes de la vallée avaient repris une vie normale. À l’exception des champs de la malheureuse fermière.

Là où son blé avait refusé de germer, il s’épanouissait à présent en rangs d’un blond resplendissant. Alors que son riz avait pourri, il jaillissait maintenant de l’eau en gros grains fermes et nacrés. Et les animaux qui autrefois mouraient désormais grandissaient et gambadaient – chèvres, bovins, oies, poulets, toute créature sous ses bons soins. Du jour au lendemain, sa réussite fut telle qu’elle dut employer des ouvriers pour construire des enclos, récolter les céréales, conduire les troupeaux, ce qui ne fit qu’accentuer l’essor de sa ferme. Sa prospérité s’accrut, ses problèmes devinrent de lointains souvenirs, une chaleur réconfortante se mit à irradier dans son ventre.

Les nuits sans nuages, on voyait le grand héron voler au-dessus des champs, une pluie froide tombant de ses ailes, la lune claire et éclatante à travers ses plumes.

Au fil des saisons, la ferme continua à se développer, jusqu’à devenir la plus prospère de la vallée. La femme se bâtit une grande maison en pierre, mais ce fut l’unique concession qu’elle fit à sa toute nouvelle richesse. Elle partagea le reste de son argent avec ses concitoyens, refusant d’oublier les leçons qu’elle avait apprises étant pauvre – des leçons de respect, de bonté, de compassion. Elle participa au financement de routes, de ponts, d’une école. Les chasseurs avaient accès libre à ses terres, les pêcheurs à ses ruisseaux. Les voyageurs découvrirent qu’ils étaient toujours les bienvenus chez elle, qu’il y aurait toujours pour eux un bon feu et un lit au sec. Elle parrainait les étudiants brillants, payait des médecins pour des tournées dans la vallée, offrait un festin à la fin des moissons.

Toujours le héron volait au-dessus de ses terres.

Ses voisins étaient heureux pour elle, contents qu’après toutes ces années difficiles la fortune lui sourie enfin. Ils n’étaient pas surpris qu’elle partage ses richesses avec eux. Elle avait fait preuve de bonté même dans la pauvreté, pourquoi en irait-il différemment à présent ? Tous étaient heureux, tous étaient contents. Tous, sauf le fils de son plus proche voisin.

***

S’il avait été plus vieux, il ne l’aurait peut-être pas fait. Avec les années, il aurait pu être meilleur, moins jaloux, plus réfléchi. Ou alors pas du tout – au creux de son ventre s’était recroquevillé un poing amer que le temps et l’expérience n’auraient sans doute pas suffi à desserrer.

Ce que les gens de la vallée voyaient comme une chance bien méritée, le fils du voisin le considérait comme une injustice. Il était trop jeune pour se rappeler à quel point la fermière avait souffert ; tout ce qu’il savait, c’est qu’elle réussissait alors que son père et lui avaient faim. Il regardait ses champs donnant du blé doré à foison tandis que ceux de son père, dépouillés de leur couche arable, demeuraient en jachère. Il entendait la musique et les rires des banquets tandis que résonnaient les gargouillis de son estomac. Il voyait ses ponts rutilants sous le soleil, les étudiants qui entraient et sortaient de son école les bras chargés de livres, les bœufs qui tiraient la charrue sur ses terres fertiles. Et tous les soirs, au-dessus de ce spectacle visuel et sonore, il voyait le héron fantomatique.

À chaque battement d’ailes de l’oiseau, son sentiment d’injustice se rapprochait de la jalousie. Cette jalousie céda la place à la colère, qui se mua à son tour en fureur. Un soir, il pressentit qu’il ne supporterait pas de voir la honte sur le visage de son père un matin de plus, la honte, la faim, la peine et la misère, avec en toile de fond la richesse de leur voisine. Au plus noir de la nuit il s’agitait dans son lit, ses pensées s’enroulant sur elles-mêmes, perdant toute logique, le rendant malade. Rien de tout cela n’était arrivé avant l’apparition du héron ; si le héron s’en allait, l’injustice disparaîtrait avec lui. Lorsqu’il entendit la respiration de son père se caler sur un rythme familier, il se leva, prit son canif et sortit de la maison.

La nuit était froide et claire. Il marcha sous un ciel constellé. Le vent tira sur ses vêtements lorsqu’il atteignit la limite de la ferme, franchit la clôture et traversa les champs de la voisine. Aucun chien n’aboya, aucune porte ne s’ouvrit. Il continua à avancer, le fil crissant de ses pensées, lâche mais solide, le tirant vers l’avant. Il traversa deux champs, puis trois. Un pont. Un ruisseau. Un autre pont, et il était à destination : au chêne dépouillé qui avait sauvé sa voisine pendant la tempête.

D’autres enfants lui avaient dit que le héron se perchait là – des enfants qui avaient participé aux festins de la fermière, qui avaient vu l’oiseau se poser dans les branches. Pour l’instant, l’arbre était désert, mais le garçon n’était pas pressé. Il attendit. Les heures passèrent. Le vent se déchaîna, labourant ses joues de ses griffes glacées. Il en eut des crampes, la tremblote, les larmes aux yeux. Mais il attendit encore, jusqu’à ce qu’enfin, dans l’heure précédant l’aube, l’oiseau surgisse d’un proche ruisseau pour se percher sur une haute branche du chêne. De l’eau gouttait de ses serres. Le garçon voyait à travers son corps, même si les points lumineux que faisaient les étoiles étaient déformés, comme dilués. La fureur qu’il avait éprouvée plus tôt le submergea de nouveau, brûlante et infecte, et il se faufila en direction de l’arbre. Si le héron le remarqua, il n’en montra rien, pas même lorsque le garçon eut escaladé les branches basses et s’approchait de son perchoir.

Quand l’oiseau fut à sa portée, le garçon s’arrêta. Le vent soufflait plus fort que jamais, et pourtant les plumes du héron ne bougeaient pas. Il réfléchit à cela un instant, à ces ailes qui pouvaient s’appuyer sur l’air sans pour autant le sentir ; mais une fois encore la brûlure de sa fureur l’emporta. Il sortit son couteau, ouvrit la lame. Il se redressa, en équilibre sur la branche, et s’apprêta à saisir le héron par le cou d’une main et à l’égorger de l’autre. Mais quand il tendit le bras pour attraper le plumage, il ne sentit pas de plumes, rien qu’une impression de liquide froid, d’humidité, de glace fondue. Le tout s’accompagna de brusques sentiments de culpabilité et de chagrin, sensations qui se précipitèrent dans ses doigts, le long de son bras, de ses veines, jusque dans ses entrailles, ses poumons, son cœur. Ce n’est qu’à ce moment-là, dans le vent hurlant et la nuit absolue, que le héron tourna la tête vers la sienne.

***

Le lendemain matin survint une chaleur inhabituelle pour la saison. Une lumière crue anémia les champs de la vallée et des vents chauds confisquèrent l’humidité du sol. La fermière autrefois malheureuse trouva le fils de son voisin en train d’errer dans un de ses champs les plus reculés. Il gémissait, des sons d’atroce souffrance et d’horreur, et lorsqu’elle s’approcha elle vit qu’il avait les yeux arrachés. Du sang noir avait coulé sur ses joues et son cou, se déployait en grosses fleurs sur sa chemise, du sang séché qui formait d’épaisses croûtes couleur cerise tandis que du sang frais continuait de jaillir des grottes béantes de son visage. Elle distinguait viscères, veines et cartilage, gris blanc bleu dans le fouillis rouge des orbites. Il boitait en plus de cela ; une de ses chevilles et ses deux poignets étaient blessés, comme s’il était tombé de très haut.

Elle souleva le garçon en sang dans ses bras et se précipita chez son voisin, appelant les ouvriers agricoles à l’aide sur son passage. Un docteur arriva bientôt pour le soigner. Le petit allait vivre, annonça ce docteur plus tard aux personnes réunies dans la maison du voisin, il avait de la chance d’avoir été découvert. Par cette chaleur, aveugle, ayant perdu tant de sang, il se serait écroulé et serait mort en quelques heures.

Le garçon n’expliqua jamais ce qui lui était arrivé ; si on insistait, il disait qu’il ne se rappelait plus, qu’il lui arrivait d’être somnambule. Peu de gens le croyaient, et son père encore moins, mais à mesure qu’il se rétablissait ils finirent par le laisser tranquille, car un problème plus grave les préoccupait : loin de tomber, la chaleur survenue le matin où on l’avait découvert aveugle et sanguinolent s’accentuait. Le soleil n’en finissait plus de darder ses implacables rayons qui brûlaient la peau, grillaient les cultures, asséchaient les étangs. En cette mi-automne, il aurait dû faire frais, pluvieux, venteux, mais la vallée était une fournaise. Les retenues d’eau se vidèrent en quelques semaines. Les bêtes maigrirent, suffoquèrent, moururent. On creusa des fossés d’irrigation, qui ne firent qu’affaiblir le débit et la profondeur de la rivière tandis que l’eau des fossés s’évaporait avant même d’avoir atteint les champs. Aucune ferme ne fut épargnée, personne n’échappa à la canicule.

La plus touchée de toutes fut celle de la fermière jadis malheureuse. Elle avait les champs les plus florissants, elle perdit donc la récolte la plus importante. Ayant les plus gros troupeaux, c’est elle qui perdit aussi le plus d’eau pour étancher leur soif inextinguible et le plus de bétail à cause de la sécheresse qui s’ensuivit. Après ses cultures et ses bêtes, elle perdit sa main-d’œuvre, sa richesse, sa sécurité. Elle aurait dû s’en douter, marmonnaient certains. Après tout, disaient-ils, on n’avait pas vu le grand héron depuis le premier jour de la vague de chaleur. Ils compatissaient, mais chacun avait ses pertes et ses problèmes, et personne ne put l’aider.

***

Après une saison entière de chaleur intense, la fermière par deux fois malheureuse se réveilla un matin pour ne voir que des champs arides, jonchés de poussière et d’os blanchis par le soleil. L’air s’élevait de la terre sèche en frémissant, déformant tout ce qu’elle voyait. Elle leva les yeux vers le ciel pâle pour n’y trouver qu’un dôme infini de brûlis jaune-bleu. Elle tendit l’oreille, espérant le cri rauque du héron, mais n’entendit que le vrombissement des mouches. Elle empoigna une pelle, envisageant de creuser un puits, mais le manche métallique, chauffé par le soleil, lui brûla la paume. Elle la jeta par terre, cramponna son poignet.

La brûlure s’infecta. Le médecin de la vallée était parti des semaines plus tôt, et une fièvre s’empara d’abord de son corps, puis de son esprit. Elle erra dans ses champs morts, tenant des propos incohérents, de l’écume au coin de la bouche, la main suintante de pus. Des jours plus tard, c’est son voisin, le père du garçon aveugle, qui la trouva. Il l’avait vue vagabonder et fulminer depuis sa fenêtre et avait pensé lui apporter un broc d’eau. Il découvrit son corps, terrassé et immobile, au pied du chêne dépouillé.

Crédit image de couverture : Petros Koublis


Robbie Arnott

L'oiseau de pluie

«Ce livre est d’une rare beauté.»
The Guardian

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