Mes parents m’ont toujours dit qu’ils étaient égyptiens. L’écriture de ce roman m’a permis de découvrir que, pour véridique qu’elle soit, cette affirmation cachait une fausse évidence et un vrai attachement pour leur pays.

Mon père est né au Caire, ma mère à Alexandrie. Ils se sont rencontrés à Montréal et je suis né quelques années plus tard. J’avais donc pour parents des Égyptiens ayant immigré au Québec. Voilà ce que je répondais à qui me posait la question. Pour elliptique qu’elle soit, cette affirmation avait l’avantage d’être simple à comprendre ; je m’en suis longtemps contenté.

Ils ne m’ont pas appelé Karim, comme le souhaitait initialement ma mère. Ils ne m’ont pas appris l’arabe, n’ont jamais vraiment compris que je le leur reproche. Mais ils ont tout fait pour que j’aime leur terre natale. Je n’avais que quelques mois quand ma mère m’y a emmené pour la première fois. Sans doute était-elle pressée d’imprimer en moi un peu de ce pays, comme ces nourrissons que l’on baptise à la hâte pour s’assurer qu’ils montent au ciel si un drame devait se produire.

J’y suis retourné près d’une quinzaine de fois depuis ; à la faveur d’un mariage, d’un déplacement professionnel ou, le plus souvent, sans autre objet que de revoir la famille restée là-bas. J’y retrouvais chaque fois ce mélange troublant d’extranéité et de repères familiers. Des mets dont j’écorche la prononciation, des rues cent fois arpentées bien que durablement anonymes, des chansons que je fredonne phonétiquement sans en comprendre le sens. Mes parents distillaient de chaque promenade les relents de leur passé. À mesure que je les écoutais, deux constats s’imposaient. Le premier, évident : leurs villes respectives n’étaient que le lointain reflet de celles de leurs récits. Chaque fois qu’un doigt me pointait le lieu d’un souvenir, mon regard cherchait un reliquat de ce qu’il était censé voir. Il fallait imaginer, ici, à la place d’un immeuble bardé de paraboles, une élégante villa bourgeoise ; là, au lieu de ces deux stationnements à étages, un jardin abritant des flâneries d’amoureux. Le second constat était plus confus et j’ai mis un certain temps à le formuler : si mes parents avaient un profil semblable à celui de leurs amis d’enfance, arrivés à Montréal à la même époque qu’eux, les similitudes étaient moins évidentes avec leurs concitoyens vivant sur place. Chrétiens sans être coptes et francophones de langue maternelle, ils apparaissaient comme de parfaites anomalies statistiques dans le pays que je visitais.

Quel était ce monde évanoui, peuplé de fantômes en exil ?

Un ami de la famille m’a dit un jour : « Je suis Levantin, je viens de là où le soleil se lève. J’aime ce mot, même si plus personne ne l’utilise. » La clé de mon énigme se trouvait là. Dans ma famille, on se disait volontiers Syro-Libanais ou Chawam. Parfois, dans un raccourci compris de tous, on mentionnait simplement « la communauté ». Tous ces termes se juxtaposaient plus ou moins. Ils mettaient un nom sur la réalité de ces hommes et ces femmes qui avaient vécu en Égypte, l’avaient aimée puis quittée à contrecœur dans la seconde moitié du vingtième siècle. Ils étaient, pour l’essentiel, des chrétiens de rite melkite ou maronite ; des francophones aux origines syriennes, libanaises, parfois palestiniennes ou jordaniennes.

Je me suis intéressé à l’histoire de ces âmes orientales à l’esprit occidental. À la manière dont ils avaient contribué à la prospérité de leur pays d’adoption par le commerce ou les affaires. À cette pensée libérale et scientifique qu’ils avaient largement diffusée à travers leurs écrits ou les journaux qu’ils avaient fondés. À cette bulle allogène qu’ils formaient, au même titre que les Juifs, les Grecs, les Arméniens ou les Italiens avec qui ils coexistaient dans la grande hospita- lité qu’offraient Le Caire ou Alexandrie. À leur fierté d’avoir, génération après génération, joué ce rôle de trait d’union entre l’Europe et le Moyen-Orient. Et à cette cassure qui viendrait plus tard, dans la seconde moitié du vingtième siècle, alors qu’une autre Égypte se construisait sur de nouvelles bases identitaires qui laissaient peu de place aux minorités. Étonnamment, je n’ai jamais entendu un Chami dire du mal de Nasser. Ils semblent partager encore avec le reste du monde arabe un certain respect, quand ce n’est pas de l’admiration, pour le personnage. Quitte à minimiser les privations de libertés et les nationalisations qui avaient été à l’origine de leur départ. Comme s’il était admis que leur vie là-bas était un rêve et qu’un rêve n’est jamais que le prélude du réveil.

Lorsque j’ai entamé la rédaction de ce roman, il me semblait évident que l’un de mes personnages serait musulman et l’autre chrétien. Il fallait que tout les sépare : le statut social, l’environnement familial, la religion. Ma volonté n’était pas de les opposer, mais plutôt de mettre d’emblée une distance entre eux, de rendre improbable leur rapprochement. Dans une première version de l’histoire, Tarek était copte comme le sont, dans leur immense majorité, les millions de chrétiens que compte l’Égypte. Mais rapidement, l’idée qu’il puisse être Levantin s’est imposée. Peut-être que cette minorité dans la minorité m’apparaissait comme le cadre propice au récit de son enfermement, et que le déclin qu’elle avait connu par les départs successifs de ses membres ajoutait au drame intérieur qu’il vivait. Ou peut-être simplement n’aurais-je pas su raconter avec justesse une autre Égypte que celle-ci.

Je n’ai pas cherché à dresser un portrait sociologique de cette communauté ni voulu disserter sur son improbable syncrétisme. Je l’ai simplement donnée à voir comme j’ai appris à la connaître : par touches pointillistes. Par ces cas- settes d’Édith Piaf qui côtoyaient celles d’Oum Kalthoum ou de Fayrouz. Par ces traditions tantôt ramenées des côtes phéniciennes, tantôt empruntées à leur pays d’adoption. Les fêtes de Sham el Nessim aux origines pharaoniques où ils se réveillaient avec l’odeur des oignons verts pour célébrer le printemps. Les shoush-baraks libanaises qu’ils préparaient pendant les fêtes en dissimulant une pièce de monnaie dans l’une des ravioles pour ouvrir une année de chance à qui la trouverait. Ils pouvaient applaudir Jacques Brel sur les rives du Nil, avoir sœur Emmanuelle comme enseignante, jouer dans une pièce de Feydeau pour leur spectacle de fin d’année.

À Montréal, qui a été l’une de leurs principales villes d’accueil, ils continuent à se fréquenter. Ils étaient liés par l’enfance, ils demeurent soudés par l’exil. Ils se racontent parfois leurs souvenirs communs, sans tristesse ni nostalgie. Les réveillons où ils campaient dans le désert, la boutique de Qasr al-Nil où des femmes venaient avec des photos de magazines européens pour se faire tailler une robe, les sous-vêtements des religieuses de leur école qu’ils intervertissaient malicieusement sur la corde à linge où ils séchaient. Ils s’échangent leurs bonnes adresses, sont un peu maussades quand Adonis est à court de bastorma, partagent des vidéos sur YouTube où des montages de photos anciennes évoquent la corniche d’Alexandrie qu’ils ont si souvent longée. Ils croient alors retrouver un peu de ce qui faisait leur mazag, ce plaisir insaisissable qu’il revient à chaque individu de définir comme il l’entend.

Je ne cherche pas à savoir si leur perception est fidèle à la réalité ou s’ils idéalisent leur pays comme chacun son enfance. L’Égypte qu’ils ont connue a façonné leur jeunesse ; l’une pas plus que l’autre ne se répétera. Un jour, on doutera peut- être que cette Égypte ait existé. Elle n’aura été qu’une étincelle dans l’histoire plurimillénaire de ce pays, une vision furtive de ce qu’il aurait pu devenir. On en doutera parce qu’ils ne seront plus là pour la raconter.

Je ne leur ai jamais demandé s’ils s’étaient vécus comme étrangers dans leur pays. Notre siècle a l’élégance d’accorder à chacun d’être ce qu’il ressent le plus sincèrement au fond de lui. Cela aurait rendu ma question caduque. Ils étaient Égyptiens, voilà tout.


Éric Chacour

Ce que je sais de toi

«Disons-le sans détour : la première publication d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi (Alto), est l’un des meilleurs romans des dernières années.»

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