C’est une photo que l’on n’oublie jamais. En 1985, elle a fait la une des magazines et quotidiens du monde entier. On y voit une adolescente agrippée à une branche d’arbre, le corps immergé dans une eau trouble. Elle semble calme mais son regard, braqué sur l’objectif du photographe, raconte sa détresse. Le blanc de ses yeux a intégralement viré au noir, on ne peut plus distinguer iris ni pupille. Ce ne sont plus des yeux : ce sont deux failles sombres qui lui donnent un air inhumain, spectral, et annoncent sa fin prochaine.

Elle s’appelait Omayra Sánchez, elle avait treize ans. Cette jeune Colombienne, emportée par une importante coulée de boue causée par l’éruption du volcan Nevado del Ruiz, s’était retrouvée coincée sous les décombres de sa maison. Les secours, ne disposant pas du matériel adéquat, ne pourront rien faire pour l’aider. Elle finira par mourir après un calvaire de soixante heures, sous l’œil impuissant des caméras de télévision.

Son destin tragique est évoqué à plusieurs reprises dans le roman Notre part de nuit de l’écrivaine argentine Mariana Enriquez. L’histoire d’Omayra hante les personnages qui, bien que saisis d’effroi, ne peuvent détourner le regard. L’horreur exerce sur eux une étrange fascination.

C’est cette même fascination qui s’exerce sur le·la lecteur·rice de Mariana Enriquez. Catapulté·e dans un univers obscur où se mêlent esprits néfastes et tortionnaires humains, où la tension est permanente et les scènes gores fréquentes, le·la lecteur·rice est troublé·e, déstabilisé·e, toujours sur le qui- vive. Mais comme un papillon de nuit irrésistiblement attiré par une lumière intense, le·la lecteur·rice ne peut s’en empêcher : iel doit poursuivre sa lecture, plonger encore plus profondément aux côtés de Mariana dans l’exploration des travers et de la noirceur de l’âme humaine.

L’horreur ancrée dans le réel

Née en 1973 à Buenos Aires, Mariana Enriquez se rêve d’abord star du rock, mais délaisse rapidement la guitare pour la plume. Son premier roman est publié alors qu’elle n’a que vingt et un ans.

Biberonnée aux récits de H. P. Lovecraft, Edgar Allan Poe, Stephen King et consorts, Mariana Enriquez ne s’est jamais reconnue dans l’hyperréalisme de la littérature hispanophone contemporaine. C’est dans la veine horrifique qu’elle se sent à l’aise, un genre qu’elle considère comme « familier et toujours audacieux ».

Il y a chez Mariana Enriquez une forme de poésie, une façon de voir la beauté dans l’horreur que n’aurait sans doute pas reniée Baudelaire. Chez elle, l’horreur n’est pas purement fantasmagorique, elle s’ancre dans le réel. Mieux, elle s’en nourrit. C’est pourquoi on qualifie parfois sa prose de « réalisme gothique », sorte de pendant sombre du « réalisme magique » dont les auteur·rices latino-américain·es – Gabriel García Márquez en tête – demeurent les fers de lance.

Mariana Enriquez avait dix ans quand la dictature militaire a pris fin en Argentine. Le rapport des exactions innommables de la junte – connu sous le nom de Nunca Más (littéralement « jamais plus ») – compte parmi ses premières lectures. Ce catalogue abominable de disparitions, d’assassinats, d’enlèvements (dont ceux d’enfants), de tortures (y compris de femmes enceintes) la terrifie au plus haut point. Elle n’arrive pas alors à distinguer la réalité de la fiction, convaincue que la réalité dépasse de loin en horreur tout ce que l’on peut imaginer.

Le traumatisme de la dictature, au cœur de la psyché argentine, est en filigrane dans son œuvre. Dans Notre part de nuit, où les entités obscures et sadiques abondent, la dictature militaire est posée en toile de fond, comme un rappel que malgré les tourments infernaux que subissent les protagonistes, ce n’est rien à côté de ceux que génère la folie du genre humain.

Ailleurs, dans une des nouvelles du recueil Les dangers de fumer au lit, des ados invoquent les morts grâce à une planche ouija. Pour s’assurer que les esprits revenus ne sont pas trop amers, elles vérifient si leurs noms n’apparaissent pas dans les pages du Nunca Más !

La mort flamboyante

Chez Mariana Enriquez, la mort est omniprésente. Et elle est toujours vio- lente, brutale, féroce. Ici, on ne crève pas d’un banal infarctus du myocarde. Quand la mort vient réclamer son dû, elle ne débarque pas en catimini. Bien au contraire, c’est avec sauvagerie que les personnages sont arrachés à la vie.

Une fois que l’on sait ça, on comprend mieux le choix du titre du recueil de nouvelles Les dangers de fumer au lit. Car fumer, c’est jouer à la roulette avec sa santé, mais à long terme. C’est se tuer, certes, mais à petit feu : pour la plupart des fumeur·euses, la perspective du cancer du poumon semble d’ailleurs bien lointaine. Mais fumer au lit, c’est une tout autre histoire. C’est risquer l’incendie, l’asphyxie, risquer de brûler vif·ve. C’est risquer que tout parte en fumée, nous
y compris.

Dans les douze nouvelles que contient ce recueil se dévoile une Argentine alternative peuplée de possédé·es, de revenant·es, de marginaux·ales, de sorcier·ères et déviant·es en tous genres. Le langage est cru, direct. Le sexe, le sang, la merde sont montrés sans détour.

Des clochard·es baissent leur froc et chient liquide dans la rue. Des ados obsédées de sexe se lamentent que « certaines d’entre nous n’avaient jamais couché à dix-sept ans, l’horreur ; sucer, on savait très bien, mais coucher, certaines, pas toutes ». On maudit, on tue, on meurt à tour de bras. Ici, pas de morale, pas de jugement, pas de justice. Les nouvelles de Mariana Enriquez créent une tension qui ne se relâche jamais, avec des chutes conçues comme des ouvertures sur d’autres possibles (souvent terrifiants). Il reste toujours une forme d’incertitude et c’est volontaire. La vie non plus n’offre pas de conclusion nette.

Mariana Enriquez vous attrape aux tripes et ne vous lâche jamais. Kazuo Ishiguro, Prix Nobel de littérature, figure parmi les nombreux·ses lec- teur·rices soufflé·es par la puissance évocatrice de l’autrice argentine. « Le monde magnifique et horrible de Mariana Enriquez, tel qu’on l’entrevoit dans Les dangers de fumer au lit [...], est la découverte la plus excitante que j’ai faite en littérature depuis longtemps », a-t-il confié. Excusez du peu.

Roman monstre

Il aura fallu à Mariana Enriquez deux ans de travail pour accoucher de Notre part de nuit, roman foisonnant, fou, frénétique.

Juan, la trentaine, est moribond. Depuis sa plus tendre enfance, son cœur bat de manière erratique et menace de lâcher à tout instant. Mais de cette proximité de toujours avec la mort, Juan a retiré un don, celui d’invoquer l’Obscurité, une entité aussi néfaste que puissante. Or, pour Juan, ce don s’apparente à une malédiction. Il vit aux crochets de l’Ordre, une orga- nisation secrète dévouée à l’Obscurité, à qui elle doit sa pérennité et sa fortune. L’Ordre n’hésite pas à séquestrer, à torturer, à assassiner si cela peut servir ses intérêts.

Un « médium » tel que Juan est très rare – et donc extrêmement précieux aux yeux de l’Ordre. Mais Juan sent que sa fin est proche. Et quand il voit les premiers signes de pouvoir apparaître chez son fils Gaspar, il est bien décidé à tout faire pour que jamais l’Ordre ne puisse l’utiliser à son tour. Quoi qu’il lui en coûte.

Notre part de nuit nous emmène loin des sentiers battus des récits occultes traditionnels. Aux forêts froides et lugubres de Nouvelle-Angleterre, Mariana Enriquez substitue la pampa argentine, sa chaleur étouffante, sa moiteur, ses pluies diluviennes. Ici, la figure classique de la sorcière est un homme,

Juan, et il n’est pas nécessaire qu’il revête une robe noire à capuche avant de consulter de vieux grimoires poussiéreux. Pour réussir une incantation, il faut néanmoins tracer les bonnes lignes, scander les bonnes paroles et mobiliser une forme d’énergie : sexe, violence, voire, si possible, les deux.

Comme une décalcomanie, Mariana Enriquez peint sur le monde réel une réalité autre où, pour certain·es initié·es, la magie noire fait partie du quotidien, où l’on peut assister à un rituel sacrificiel le matin et suivre un match de la Coupe du monde de football en soirée.

Du Swinging London des années 1960 à l’Argentine des années 1990 en passant par la période charnière de la junte militaire argentine, Mariana Enriquez nous transporte – avec la douleur comme fil conducteur – aux côtés d’occultistes qui mêlent un quotidien banal à l’extraordinairement bizarre, capables d’une extrême violence comme, parfois, de la plus grande tendresse.

Roman d’horreur teinté de politique – les agissements fictionnels effroyables de l’Ordre n’ayant rien à envier à ceux, bien réels, des militaires –, Notre part de nuit est également une exploration de la relation impos- sible d’un père avec son fils alors que tous deux sont soumis à des contraintes insoutenables.

C’est aussi, sans doute, une réflexion sur les dangers d’une conviction qui a guidé l’huma- nité dans ses pires instants, celle que la fin justifie les moyens. La dictature et l’Ordre sont bien sûr animés par ce principe. Mais Juan l’est aussi, et il n’hésite pas à plier tout ce qui l’entoure à sa volonté.

Troublant, tragique, terrifiant, Notre part de nuit l’est assuré- ment. On a parfois la tentation, comme un·e enfant apeuré·e, de mettre la main devant les yeux et de lire entre ses doigts écartés. Mais c’est également un roman d’une grande sensibilité, qui célèbre la fidélité en amitié comme une valeur cardinale et qui montre à quel point seul un amour indéfectible permet d’affronter l’impensable.

Si l’on en croit Gustave Flaubert, « on peut juger de la beauté d’un livre à la vigueur des coups de poing qu’il vous a donnés et à la longueur de temps qu’on met ensuite à en revenir ». Selon cette définition, Notre part de nuit est d’une beauté à couper le souffle.


Benjamin Eskinazi est rédacteur et journaliste indépendant. Il vit à Paris.

Crédit photographie : Nora Lezano

Mariana Enriquez

Notre part de nuit

★★★★★
«Roman monstre au souffle dévastateur, Notre part de nuit célèbre, comme peu de textes avant lui, les noces (funèbres) de l’horreur et de la grande littérature.»
Lire Magazine Littéraire

Mariana Enriquez

Les dangers de fumer au lit

«Fantastique, horreur et épouvante, onirisme et surnaturel, règne de l’incongru, errance sociale, indigence morale, misère sexuelle, spiritisme, sur fond de rock sombre ou de guitares saturées et démoniaques… Tel est l’univers de la virtuose argentine Mariana Enriquez […]»
Le Figaro Littéraire

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