L’univers singulier et les images cinématographiques de La messagère de Thomas Wharton demeurent longtemps dans notre imaginaire. Les trébuches, ces décohérences qui bouleversent la conception du temps et de l’espace du récit, brouillent l’atmosphère du texte, qui nous enveloppe et nous traverse. On pourrait presque croire que certaines scènes sont tirées d’un songe… Dans cet article, Thomas Wharton nous dévoile sa fascination pour les rêves lucides qui a été l’un des moteurs d’écriture de ce roman, traduit par Sophie Voillot. La version originale de cette œuvre envoûtante et complexe, The Book of Rain, est d’ailleurs finaliste au prestigieux prix Atwood Gibson Writers.

Il y a plusieurs années, lors d’une période stressante où ma femme et mon père luttaient tous·tes deux contre le cancer, j’ai commencé à faire des rêves intenses et marquants. Une nuit, j’ai rêvé que je devais faire signer un document pour pouvoir retourner dans mon propre pays, mais un agent gouvernemental hostile m’a rabroué. Soudain, comme si quelqu’un avait allumé une ampoule, ça m’a frappé : je suis en train de rêver. D’un coup, le monde brumeux du songe est devenu aussi solide, coloré et tridimensionnel que la vie éveillée. Je percevais la texture des objets qui m’entouraient et l’odeur des fleurs dans un vase près de moi. Plus exaltant encore : j’ai pris conscience que c’était mon cerveau qui créait tout ça, ce qui signifiait que je pouvais faire advenir tout ce que je désirais. D’un geste de ma main, l’agent discourtois s’est volatilisé. Incapable de contenir mon enthousiasme face aux possibilités, j’ai fusé à travers le plafond jusque dans un ciel bleu d’azur, puis je me suis réveillé, stupéfait et euphorique. Je venais de vivre mon premier rêve entièrement lucide.

Les jours ont passé, j’ai fait d’autres rêves similaires. J’ai alors constaté que je me sentais plus apte à affronter les difficultés que ma famille rencontrait dans la vraie vie. Avec le temps, j’ai aussi compris que les rêves lucides pouvaient aider mon écriture, en me permettant d’accéder à cette région de l’esprit où la créativité mène le bal, et non la pensée logique et rationnelle. Certaines parties de mon nouveau roman proviennent de « films » oniriques que j’ai pu réaliser en toute conscience, me rappeler puis retranscrire en détail à mon réveil.

En découvrant la communauté grandissante d’adeptes du rêve lucide qui existe à travers le monde, j’ai appris que d’autres utilisent ces songes conscients de toutes sortes de manières, pour vivre des expériences prégnantes qu’ils/elles ne pourraient — ou n’oseraient pas — s’offrir dans la vraie vie. Certain·e·s s’en servent seulement pour se divertir ou s’évader, par exemple en s’octroyant les pouvoirs d’un·e superhéros·ïne ou en profitant de relations sexuelles sans conséquence avec des partenaires fantasmé·e·s. D’autres y ont trouvé des occasions de progresser. Des athlètes ont recours aux rêves lucides pour s’entraîner (le golfeur Jack Nicklaus est connu pour avoir amélioré son élan en s’exerçant dans ses rêves). D’autres ont surmonté leur peur de parler en public ou apprivoisé des cauchemars, la dépression et même le stress post-traumatique.

Pourtant, malgré ce potentiel transformateur, les rêves lucides demeurent considérablement méconnus, craints ou relégués au rang de balivernes nouvel âge, du moins dans l’univers matérialiste occidental. La pratique est toutefois répandue depuis des siècles dans certaines cultures traditionnelles, où elle est vue comme un moyen d’accéder à des vérités cachées sur soi. Lorsque j’ai parlé de mes expériences à une amie, elle m’a confié que les seuls rêves dont elle se souvenait étaient ceux qui la terrifiaient, par exemple tomber d’un avion. Pourquoi chercherait-elle à faire des rêves encore plus réalistes? J’ai suggéré que, si elle était devenue consciente durant ce cauchemar aérien, elle aurait pu se mettre à voler au lieu de dégringoler.

Les rêves lucides n’ont pas encore gagné en popularité, et la raison la plus probable est que, pour la plupart des gens, il demeure très difficile d’en faire de manière délibérée, au moment où on le souhaite. Pour un petit nombre de chanceux·ses, ça peut se produire sur commande, ni plus ni moins. Mais la plupart des praticien·ne·s doivent, comme moi, s’astreindre à un régime quotidien : journal de bord, autosuggestion motivationnelle et vérification de la réalité. Cette dernière consiste à se demander plusieurs fois par jour : « Suis-je en train de rêver? », dans l’espoir que cette interrogation critique de la réalité devienne une habitude dans notre vie onirique aussi. Lorsque ces efforts produisent peu ou pas de résultats, il est facile de se décourager et d’abandonner.

Mes premières expériences de lucidité étaient des coups de chance stimulés par un état émotionnel anxieux et des cycles de sommeil perturbés. Mes tentatives pour répliquer le phénomène de manière régulière ont mis un long et frustrant moment à porter fruit. Et il arrive encore que s’écoulent des semaines, voire des mois sans que je ne parvienne à convaincre mon esprit endormi d’allumer l’ampoule.

Le Britannique Charlie Morley, professeur de rêve lucide, auteur du livre à succès Wake Up to Sleep paru en 2021 et gourou, va jusqu’à dire que « les rêves lucides pourraient devenir une des plus importantes avancées du 21e siècle en matière de développement personnel. Leur potentiel est immense, mais nous n’avons encore qu’effleuré la surface ». Au cours des dernières décennies, depuis le commencement de la recherche sérieuse sur le sujet dans les années 1980, on a tenté de concrétiser ce potentiel par diverses méthodes dont la méditation, les nootropes, les suppléments naturels et les infusions. Des inventeur·rice·s ont créé et commercialisé des appareils électroniques à porter, conçus pour détecter les phases de sommeil paradoxal — durant lesquelles la plupart des rêves se produisent — et alerter la personne qui dort à l’aide de voyants lumineux ou de sons afin de déclencher la lucidité.

La recherche sur le sommeil a révélé que le cortex préfrontal, qui est la composante cérébrale la plus récente d’un point de vue évolutionnaire, demeure en état de latence lorsqu’on dort et durant la plupart des rêves. Cette partie du cerveau est responsable de ce que les neuroscientifiques appellent « les fonctions exécutives », qui incluent la capacité à prendre du recul pour examiner nos expériences de façon critique. Si cette fonction s’assoupit pendant nos rêves ordinaires, il n’est guère surprenant que nous acceptions les phénomènes oniriques les plus ridicules ou surnaturels sans mettre en doute leur réalité. En fait, pendant nos rêves, notre cerveau semble s’efforcer activement de rationaliser leurs aspects illogiques ou impossibles afin que nous ne les remettions pas en cause. Des études ont toutefois montré que, pendant un rêve lucide, notre cortex préfrontal se remet en marche, manifestant la même activité cérébrale que durant l’éveil. En retrouvant notre conscience « exécutive », nous sommes beaucoup plus susceptibles de nous rendre compte que ce qui se passe dans le rêve n’est pas réel. Les suppléments et appareils destinés à provoquer les rêves lucides servent généralement à donner un coup de coude — ou un électrochoc — au cortex préfrontal pour le ranimer.

Pour avoir essayé beaucoup de ces outils « infaillibles », je peux certifier que la plupart ne sont pas à la hauteur du battage médiatique. Ou alors, ils sont accompagnés d’effets secondaires problématiques. Les produits naturels peuvent perturber le sommeil, et les appareils à porter, en plus d’être encombrants et souvent de mauvaise qualité, ne réveillent pas toujours la personne qui rêve au bon moment — quand ils fonctionnent. Le gadget le plus sophistiqué, le ZMax de Hypnodyne, coûte autour de 1000 $ et requiert pratiquement un diplôme en science du sommeil pour apprendre à l’utiliser.

Malgré ces déconvenues, c’est probablement la technologie qui rendra les bienfaits des rêves lucides accessibles à plus de gens; la solution gagnante n’a simplement pas encore été inventée. Je suis d’accord avec Charlie Morley sur le fait que nous n’en sommes qu’aux balbutiements de l’exploration de nos paysages intérieurs, tout comme notre espèce ne fait que commencer à surmonter les obstacles techniques et physiques qui nous empêchent de nous aventurer au-delà de notre planète, vers les étoiles. L’exploration spatiale demeurera, peut-être éternellement, inaccessible sauf à une poignée d’élu·e·s qui auront passé des années à entraîner leur corps et leur esprit à affronter les conditions extrêmes des voyages spatiaux. Mais ce n’est pas nécessairement le cas des rêves lucides, qui n’exigent que le sommeil et peut-être l’envie de se risquer à pénétrer dans l’inconnu. On craint souvent ce qui pourrait être tapi, rôdant dans les recoins les plus obscurs de son âme.

En grande partie à cause de Freud, on a pris l’habitude de penser la psyché à travers la métaphore de la profondeur : ce lieu lointain et sombre sous notre esprit rationnel, un nid grouillant des serpents de nos peurs et désirs refoulés. Les rêves lucides m’ont appris qu’une autre métaphore serait peut-être plus appropriée pour la psyché, qui s’apparente davantage à une montagne, dont les panoramas insoupçonnés n’attendent qu’à être découverts dans les hauteurs de la conscience. Quoi qu’il en soit, grâce aux rêves lucides, j’ai compris que l’esprit contient beaucoup plus de lumière que d’obscurité.

Tôt ou tard — sans doute plus tôt que tard —, quelqu’un·e va inventer et commercialiser un appareil abordable, confortable et facile à utiliser qui pourra de manière fiable éveiller un·e dormeur·se à ses rêves. Une fois que les défis techniques seront surmontés et que les rêves lucides deviendront monnaie courante, on pourra, si on le souhaite, explorer les panoramas infinis de sa propre psyché et peut-être trouver des solutions aux problèmes de la vie éveillée qui nous semblent tellement plus grands que nous.

Ce texte a initialement paru dans le Globe and Mail. Il a été adapté pour y intégrer l’écriture inclusive.

Thomas Wharton

La Messagère

«La messagère n’est pas tant un roman qu’un écosystème complexe et délicat, dont les trames narratives se croisent, convergent et semblent aussi enracinées – et vivantes – que les animaux et plantes qui parcourent ces pages. Et tout comme d’un écosystème, on ressort de cette lecture époustouflé et comblé. Lisez et succombez à l’émerveillement.»
Amanda Leduc, autrice de The Centaur's Wife


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