Poétesse née au milieu du XIIe siècle, Marie de France a été la première femme de lettres à écrire en français[1]⁠, la langue vernaculaire que l’on parlait localement, et non pas en latin. Ses fables inspirées d’Ésope et surtout ses lais – des récits en vers inspirés des légendes bretonnes – étaient lus dans les cours de France et d’Angleterre. Ses textes auraient sans doute conquis le cœur du peuple si celui-ci n’avait pas été, pour une écrasante majorité, illettré. Il faut dire qu’au Moyen Âge, les paysan·ne·s avaient d’autres préoccupations que la littérature.

Les nobles, en revanche, se faisaient lire et relire[2] ses poèmes mâtinés de merveilleux où l’on croisait des biches parlantes, des loups-garous et des vaisseaux enchantés… On appréciait ses histoires chevaleresques aux amours contrariés. Marie a su insuffler dans ses textes sa vision de l’amour courtois – un amour codifié, transi, inatteignable – et donner à la femme une place à l’avant-scène, ce qui était très original pour l’époque.

Par son style, son traitement, ses thèmes, sa langue même, Marie de France fait figure de pionnière. Pas étonnant, donc, qu’elle soit entrée dans les livres d’histoires. Pourtant, d’elle, on ne sait à peu près rien. Ses écrits sont parvenus jusqu’à nous. De son prénom, nous sommes à peu près sûr·e·s. Tout le reste n’est que conjecture.

De quelle France?

Dans l’épilogue de ses fables, Marie note ceci : « Au terme de cet écrit, [j]e donnerai mon nom pour la postérité : J’ai pour nom Marie et je suis de France. »

Au XIIe siècle, ce qu’on entend par France n’est pas aussi clair qu’aujourd’hui. Par France, Marie voulait-elle faire référence à la France des Capétiens, qui recouvre seulement la région Île-de-France et l’Orléanais, ou bien tout le Royaume de France? Ou voulait-elle simplement signifier qu’elle ne venait pas d’Angleterre? Mystère.

À l’époque de Marie, personne n’avait de nom de famille. En revanche, les nobles avaient pour coutume d’afficher dans leur titre leur ville d’origine. Qu’a voulu montrer Marie en indiquant non pas une ville mais un pays de naissance? Certain·e·s historien·ne·s pensent que c’était une façon de donner une information sur ses origines, de s’afficher subtilement comme bâtarde – peut-être même bâtarde de sang royal – ou orpheline. Mais en réalité, comment savoir? Re-mystère.

Marie de France, personnage

Dans ce flou entourant la vie de Marie de France, l’autrice états-unienne Lauren Groff a vu une opportunité : celle de plonger à l’intérieur des récits de Marie pour écrire la biographie fictionnelle de la poétesse.

Le résultat de ce travail est Matrix, dans lequel Lauren Groff imagine une femme immense, dans tous les sens du terme. À la fois imposante physiquement – elle fait figure de géante, ses pieds sont si grands qu’il faudra attendre plusieurs mois pour qu’on puisse lui confectionner des sabots sur mesure –, Marie est également exceptionnelle par son appétit sauvage, son intelligence rare, sa maîtrise de quatre langues, sa finesse, son pragmatisme et son irrévérence dans un monde gouverné par la foi et la superstition.

Quand on découvre Marie au début du livre, celle-ci n’a que 17 ans. Sa mère est morte depuis deux ans, mais Marie n’en a rien dit. Elle gère les propriétés dans l’ombre afin de ne pas se faire exproprier des terres sur lesquelles, en tant que bâtarde – sa mère a été violée par le roi alors « qu’elle allait par le pré confectionner une guirlande de coquelicots » –, elle n’a aucun droit.

Marie épuise finalement ses ressources et doit s’enfuir. Elle se réfugie à la cour de Westminster dans l’espoir que son sang royal lui permette de s’extirper par le mariage à la misère d’une époque où les trois seules destinées possibles d’une femme étaient « la malemort, le mariage ou le couvent ». La reine Aliénor d’Aquitaine, dont Marie a toujours été amoureuse, en décidera autrement, l’envoyant rejoindre une abbaye en Angleterre, arguant : « Marie pensait-elle vraiment se marier un jour? Elle, un gibier de potence tout droit sorti de sa campagne? Elle, trop grande de trois têtes, avec son pas lourd, sa terrible voix grave, ses mains immenses, son esprit querelleur et son habileté à l’épée? Quel époux voudrait d’une créature dénuée de toute beauté, de toute féminité jusqu’en sa plus modeste manifestation? » 

L’abbaye, une prison, une utopie  

Marie n’a pas le choix. Elle débarque à l’abbaye la mort dans l’âme. Son rêve d’une vie à la cour s’écroule. La reine Aliénor, son grand amour impossible, l’a rejetée. La voilà dans un lieu triste, sombre, humide, où les journées sont remplies de prières, de travail, de silence. Mécréante, iconoclaste, on lui demande de se soumettre à Dieu et d’ainsi prouver son amour mais, pour elle, « l’amour ce n’est pas se rabaisser, c’est l’exaltation ». 

Bien vite, Marie, comme toutes les autres sœurs, souffre de « malefaim ». Elle n’a plus que la peau sur les os. Une idée la traverse : publier un recueil de lais si puissant qu’il lui permettra de revenir à la cour, « un endroit où nul ne meurt jamais de faim, où il y a toujours de la musique, des chiens, des oiseaux, de la vie, où, au crépuscule, les jardins sont remplis de fleurs, d’amants, d’intrigues… ». Elle écrit frénétiquement à la lueur d’un moignon de bougie, dédie ses lais au roi et espère que son œuvre la rendra immortelle… Mais ce texte dans lequel elle a mis toute son âme n’a aucun écho, échouant à « enflammer [le] cœur cruel » de la reine.

Déconfite, Marie réalise bientôt qu’elle n’a pas d’autre choix que de changer son fusil d’épaule. « Bon, pense-t-elle, amère. Elle va rester dans cet endroit maudit et tirer le meilleur parti de la vie qui lui est échue. Faire en sorte que ceux qui l’ont envoyée là s’en repentent. Un jour, ils verront la majesté qui est en elle et seront impressionnés. »   

Dès lors, Marie montre toute sa force de caractère, déployant ses qualités de cheffe pour reprendre en main l’abbaye, sortir les sœurs de la famine et transformer un lieu mourant en refuge florissant. Avec poigne et à partir de rien, elle commence à asseoir son pouvoir, à imposer sa volonté, pour le bien commun.

Marie brille par son génie des affaires et sa finesse diplomatique. Elle deviendra abbesse et mettra en branle de grands projets, animée par une ambition sans bornes. Bien qu’elle n’ait guère quitté l’enceinte de son abbaye, Marie connaîtra toujours une soif inextinguible « de voir son nom résonner de gloire à travers les temps futurs ». 

Matrix, matrice

Pour comprendre le choix du titre de Lauren Groff, un petit détour par le Gaffiot s’impose. À la page 954, le dictionnaire latin-français nous offre deux définitions du mot matrix : 1) reproductrice, femelle; 2) [fig.] souche, matrice, registre.

Vous l’aurez deviné, le terme matrix désigne la femme, dont l’utérus est d’ailleurs parfois appelé matrice. « [C]’est parce que Ève a goûté au fruit défendu que la connaissance nous est venue, et avec elle la capacité de comprendre la perfection du fruit du ventre de Marie. […] Sans la première matrix, il ne peut y avoir de salvatrix[3], la plus grande matrix entre toutes. » 

Dans Matrix, tous les personnages principaux sont des femmes – même Dieu – et, si les hommes apparaissent, c’est à la marge. Pour Lauren Groff, créer cette utopie littéraire féminine s’apparentait à une forme de libération, un mouvement de révolte face au machisme de Donald Trump notamment.

Autre élément déclencheur : une réaction épidermique de l’autrice au visionnement de Femmes, long métrage de George Cukor tourné en 1939, dans lequel tous les personnages à l’écran sont joués par des femmes. Les dialogues sont spirituels, les personnages magnifiquement incarnés mais, si plus de 130 actrices apparaissent dans le film, Femmes ne parvient pas à passer le test de Bechdel : dès que deux femmes sont ensemble à l’écran, elles parlent inévitablement des hommes.

Enfin, le mot matrice apparaît dans une dernière acception dans le roman de Lauren Groff, celui de « moule ». La reine Aliénor offre à Marie un paquet enveloppé de soie bleue sur lequel est inscrit « Scribe mihi » : « écris-moi », en latin. « Marie l’ouvre et découvre un sceau personnalisé, une matrice la représentant telle une géante à la tête entourée d’un nimbe, un livre dans une main, une branche de genêt en fleur dans l’autre, des moniales rassemblées autour d’elle lui arrivant à la taille. » Ce sceau permet à Marie d’écrire à la reine en toute intimité, sans craindre que sa correspondance soit relue. L’image de Marie est contenue dans le sceau, dans la matrice. Et cette matrice est son lien avec Aliénor, son amour inaccessible.

Marie de France consacrera sa vie à faire de son abbaye un havre de paix pour toutes les femmes – pas uniquement les religieuses –, à construire un sanctuaire de sororité dans une époque ultra-violente. Mère nourricière, protectrice indéfectible des femmes, Marie n’hésitera pas à braver les interdits les plus fondamentaux pour défendre ses sœurs.

[1] Ancien, probablement un dialecte anglo-normand.

[2] www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2011-3-page-6.htm?ref=doi

[3] Littéralement « celle qui sauve », nous apprend le Gaffiot.


Benjamin Eskinazi est rédacteur et journaliste indépendant. Il vit à Paris.

Lauren Groff

Matrix

«L’une des voix les plus impressionnantes de la littérature américaine contemporaine.»
Le Monde

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