Après Etta et Otto (et Russell et James) et Les chants du large, le troisième opus d’Emma Hooper est paru en français (dans une traduction de Dominique Fortier) chez Alto ce printemps. N’ayons pas peur du ciel, une fresque chatoyante habitée de figures plus grandes que nature, s’inspire de la vie de sainte Quiteria. Cet intérêt pour les saint·es était déjà manifeste la dernière fois où nous nous sommes entretenu·es avec l’autrice pour (aparté), en 2018. Elle s’est de nouveau prêtée au jeu de l’entrevue, avec le même charme et la même joie de vivre contagieuse.

Alto : Lorsque nous t’avons demandé de te décrire la dernière fois, tu avais choisi de te comparer à une loutre. Est-ce toujours ainsi que tu te vois ?

Emma Hooper : Oui, je pense que loutre est toujours exact. Il y a aussi une légende, en Écosse et ailleurs dans les pays nordiques, selon laquelle les femmes sont en réalité des phoques arrachés à la mer qui cherchent constamment à y retourner... Je m’identifie à cela également. Peut-être qu’on peut résumer en disant que je suis une espèce de mammifère aquatique.

A : L’histoire de N’ayons pas peur du ciel est campée en 180 de l’ère commune, dans l’Empire romain, dans une région qui doit aujourd’hui correspondre au Portugal. Était-ce difficile d’imaginer le quotidien des personnages à cette époque ? Y avait-il des pièges à éviter ? As-tu dû faire beaucoup de recherches ?

EH : La réponse courte : oui !

La réponse longue : ce roman a certainement exigé plus de recherches que les deux autres (bien que chacun en ait requis pas mal... je ne savais pas grand-chose de la pêche à la morue avant Les chants du large, par exemple...). Une des choses qui ont rendu les recherches pour N’ayons pas peur du ciel à la fois difficiles et satis- faisantes est le fait que nous ne disposons que de bien peu d’informations historiques factuelles concernant la vie quotidienne des femmes et des classes ouvrières ou paysannes à cette époque et à cet endroit. Ce que nous savons provient majoritairement des récits militaires et politiques des hommes de la classe dominante. J’ai voulu éviter de tomber dans le piège de présumer que c’était représentatif de l’expérience de chacun... Imaginez si les futur·es historien·nes supposaient que tout le monde au xxe siècle avait mené la vie de Winston Churchill, ou celle du roi Charles au xxie siècle...

A : Combien de temps as-tu consacré à l’écriture du roman ?

EH : Bonne question. Je ne sais pas vraiment... ! J’en ai écrit un bout avant d’avoir mon deuxième fils, puis il y a eu environ un an pendant lequel l’écriture a très peu avancé, car j’étais prise entre un nouveau-né et un bambin. Ensuite, les choses ont repris. On peut peut-être dire autour de trois ans ?

A : Ton livre est inspiré de la vie de sainte Quiteria. Quelles parties de l’histoire sont (relativement) authentiques et lesquelles sont tirées de ton imagination ?

EH : Au départ, une des choses qui m’ont attirée dans l’histoire de sainte Quiteria était le fait qu’il existe (au moins) deux versions complètement différentes de sa vie : la version française et la version portugaise. De manière générale, c’est ce que j’aime avec les récits de la vie des saint·es : personne ne sait exactement quelle proportion est « vraiment » vraie, en particulier avec les saint·es d’époques aussi lointaines. J’ai eu du plaisir à tisser des bouts de ses diverses légendes dans la trame du roman en essayant d’inclure un maximum de fascinants détails hagiographiques (par exemple, le domptage des chiens, la lévitation, le fait d’être l’une de neuf sœurs identiques, la libération des prisonnier·ères... et bien d’autres...). Beaucoup des autres personnages ont existé, ce sont des personnes « réelles » issues de l’histoire et des récits de la vie de saint·es (par exemple, Perpétua et Félicité, dont nous savons qu’elles ont existé grâce à leurs écrits autobiographiques). Est-ce que tout ce qu’on a dit de ces gens est vrai, incluant la faculté de dompter les chiens et de voler ? C’est à chaque lecteur·rice d’en décider.

A : Les personnages de ton roman se battent, chacune à leur manière, pour la liberté et le droit d’être qui elles veulent être, à une époque où les femmes ne peuvent y aspirer. À une époque où se marier, enfanter et survivre – un peu comme le fait la mère adoptive de Quiteria – apparaît la seule chose à faire. Féministes avant l’avènement du concept. Te considères-tu comme féministe ?

EH : Absolument, oui, à 100 %. Un de mes souhaits pour ce roman était qu’il puisse permettre de recontextualiser les histoires des saintes et nos connaissances sur la société médiévale en Europe en ce qui a trait au genre et à la structure des classes sociales. Je voulais aussi offrir aux lecteur·rices l’occasion de recadrer certaines « évidences » de notre compréhension actuelle de l’histoire et de la théologie. Même si le concept du féminisme n’existait pas à l’époque, ça ne signifie pas qu’il n’y avait pas beaucoup de luttes « féministes » : des femmes s’efforçant d’acquérir et d’affirmer leur autonomie dans une société inégalitaire. Nous avons plusieurs témoignages historiquement documentés de femmes qui ont manifesté pour le droit de se vêtir comme elles le voulaient, par exemple, ou d’avoir des propriétés en leur nom, de divorcer, même à une époque si reculée, il y a plus de mille ans... !

A : Elles se battent pour vivre, mais ne craignent pas la mort non plus...

EH : D’une certaine manière, ça ne devrait peut-être pas nous surprendre, puisque la mort était tellement plus commune à l’époque, particulièrement chez les bébés et les enfants (et les femmes qui leur donnaient naissance)... Cependant, je pense que l’instinct animal primaire de craindre la mort devait tout de même être présent. C’est l’une des raisons pour lesquelles le côté religieux était si intéressant et fort à mes yeux. La nouvelle religion chrétienne portait en elle la promesse d’une vie après la mort et, plus encore, l’idée encore plus extrême du martyr, avec sa double promesse gagnant-gagnant : la belle vie au paradis pendant que notre nom continuait d’être glorifié sur terre.

Enfin, il est important de noter que (ALERTE DIVULGÂCHEUR !) la majorité de ces femmes sont bel et bien mortes très jeunes, au début de leur vingtaine (ou un peu avant...). Je voulais dépeindre cette ardeur pure et exaltante de la jeunesse, dans l’esprit de Rebel Without a Cause, où la mort et le danger sont perçus comme une aventure... Après tout, si, comme c’est le cas pour beaucoup de ces personnages, on fait face à une mort violente à un jeune âge, il y a de pires manières de l’affronter qu’avec fougue et bravoure. Ces filles n’ont rien à perdre, alors elles marchent la tête haute...

A : Il ressort du livre une grande musicalité, un quasi-mysticisme émanant de la structure polyphonique du roman, de l’attention portée au rythme, aux espaces, aux répétitions, notamment. Est-ce que tu as travaillé cette musicalité ou était-ce naturel, une sorte de « déformation professionnelle » de musicienne ? La composition musicale et celle d’un texte sont-elles, à ton avis, apparentées ?

EH : Oui, certainement. Je pense que ma formation musicale me rend excessivement sensible au rythme et à la mesure dans mon écriture. Je peux passer une éternité à travailler une phrase qui est parfaitement correcte en ce qui concerne la grammaire et le contenu, mais qui n’a pas tout à fait le bon rythme, le bon tempo. Ça pousse un peu la prose dans la direction de la poésie, je crois. (Bien que je pense aussi qu’il n’y a pas de frontière précise entre les deux, ce n’est pas noir ou blanc. J’aime l’idée d’une prose qui s’aventure sur le terrain poétique de temps en temps, et vice versa.)

Mon penchant pour l’espace blanc sur la page vient aussi de ma vie de musicienne. Je pense qu’il faut un peu de vide à certains moments, comme les silences entre les pistes d’un album, ou entre les mouvements d’une symphonie.

A : On ne peut pas faire semblant de ne pas l’avoir remarqué : encore une fois, dans cette histoire, les personnages sont pris entre partir ou rester...

EH : Eh bien, j’ai moi-même quitté une vie pour en commencer une autre de l’autre côté de l’Atlantique...

Cela dit, je crois que ce mouvement d’aller-retour est au cœur de beaucoup de tiraillements humains : les adolescent·es qui se débattent entre les enfants qu’ils étaient (rester !) et les adultes qu’ils sont en train de devenir (partir !), les parents qui tentent de trouver un équilibre entre leur autonomie (partir !) et ce qu’ils doivent à leurs enfants (rester !), etc. C’est un phénomène à la fois profondément excitant et déchirant. Et n’est-ce pas également ce qu’un bon livre se doit d’être ?

A : De tes personnages se dégagent toujours beaucoup de gentillesse, de douceur (même dans la force), de bienveillance. Ce qui nous fait croire que tu dois être une bonne personne. Veux-tu être notre amie ?

EH : Je pensais que vous ne le demanderiez jamais. Allons bruncher dimanche !

Crédit photo : Sean Maylon

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  • Mot préféré : Curglaff (un mot écossais qui désigne le choc ressenti lorsqu’on plonge dans l’eau froide).
  • Mot non aimé : Headcheese (tête fromagée).
  • Endroit favori : Il y en a tellement. Trop. Est-ce que je peux simplement dire « dehors » ?
  • Une musique que tu écoutes en écrivant : Ça dépend sur quoi et sur qui j’écris. Pour ce livre, j’avais une liste de lecture différente pour chaque personnage.
  • Un auteur·rice inspirant·e : Karen Russell.
  • Si tu pouvais avoir un super pouvoir, quel serait-il ? Voler (pour pouvoir revenir au Canada plus souvent sans culpabilité écologique) (et aussi parce que ce serait vraiment chouette).
  • Ton plus grand espoir : Cette planète.
C1_N'AyonsPasPeurCiel

Emma Hooper

N'ayons pas peur du ciel

«Une fulgurante bravoure déclinée sous une myriade de formes, que ce soit dans le fait de fuir une vie dont on ne veut pas, de contre-attaquer, ou de trouver un chez soi ou encore l’amour.»
Globe and Mail

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