La photographe portraitiste Justine Latour est à l’origine des images – envoûtantes, oniriques et puissamment symboliques – qui illustrent l’oracle littéraire Clairvoyantes.
Alto - Quel est votre lien avec la divination? Avez-vous déjà tiré les cartes à quelqu’un, ou quelqu’un l’a-t-il fait pour vous?
Justine Latour - J’ai eu l’occasion de me faire tirer les cartes quelques fois, mais n’ai jamais eu un penchant naturel pour le tarot. Je me considère plus comme une personne romantique ou poétique qu’ésotérique, c’est-à-dire que je vois des signes quand ça me convient, quand c’est beau, mais c’est plutôt aléatoire.
Comment avez-vous abordé le projet lorsqu’on vous l’a proposé?
Je me suis lancée dans Clairvoyantes sans savoir précisément ce que j’allais faire, en me disant que c’était un projet que je ne maîtrisais pas, un univers dont je ne connaissais pas les codes. Je savais que c’était un projet qui allait me bousculer et j’avais besoin de ce vertige de création. Ma pratique est le portrait classique. J’adore ça, mais ça ne m’amène pas nécessairement aussi loin que ce que ma formation en arts visuels m’a enseigné. C’était pour moi l’occasion de revenir vers une certaine complexité, une approche plus proche de l’exploration.
C’est ce qui est grandiose pour moi dans ce projet, car l’esthétisme est loin de ce que j’ai fait ces dernières années, donc loin de ma démarche concrète, mais très proche de ma démarche idéale. Je me suis retrouvée à retravailler sur des thématiques effleurées à ma sortie du baccalauréat en arts. On me dit quelques fois que l’on sent, même dans mes portraits très simples, un côté pictural. Ma tendance à me rapprocher de la peinture paraît parfois, mais jamais autant que dans ce projet où j’ai laissé monter les symboles de la peinture de Caravage, de la mythologie, mais aussi des icônes des années 50, des contes de Disney, bref, tout ce qui m’a construite au fil de ma vie. J’ai souhaité insérer des références, certes, mais aussi des critiques. J’ai voulu sortir un peu des idées convenues pour certaines figures, proposer quelque chose qui questionne.
Vous proposez une esthétique très originale par rapport au type d’illustration que l’on trouve habituellement sur les jeux de tarot. Qu’est-ce qui vous a amenée à prendre cette direction?
Je voulais éviter de me diriger vers une iconographie lugubre, obscure qu’on retrouve souvent dans le tarot. Mon naturel me porte vers des univers sombres, un peu inquiétants, mais j’ai choisi une directrice artistique qui me protège de mon faux pli, car nous voulions proposer, justement, quelque chose de lumineux, présenter des femmes fortes. On a choisi une palette de couleurs vives mais feutrées – bleu vibrant, vieux rose et vert acidulé – qui nous a guidées.
Un autre élément important de ma démarche est le côté imparfait. On est tellement habitué à des images léchées, où tout est retouché, placé avec précision. Je voulais aller dans une autre direction. Par exemple, sur la photo de la main qui tient la flèche, on peut voir des marques d’élastique sur le poignet, parce que c’est ma coiffeuse qui tenait la flèche. J’ai choisi de ne rien retoucher. Ce côté brouillon, bricolé, donne vie aux images.
Parlons de la directrice artistique, Yola van Leeuwenkamp. Qui est-elle et comment s’est-elle intégrée au projet?
Yola est une artiste multidisciplinaire, costumière et directrice artistique avec qui j’avais eu l’occasion de collaborer il y a sept ou huit ans. Elle travaille beau- coup en cinéma, en musique et en télé. Elle arrivait donc avec beaucoup de connaissances, de moyens techniques et de matériel, et elle a littéralement créé un atelier dans mon studio. On a tout construit ensemble, sur place. C’est vraiment la rencontre entre son côté coloré et mon côté pictural qui a donné cette esthétique, c’est un hybride de nous deux.
Le choix des objets qui composent les images est très intéressant – vous mêlez les objets modernes pour les juxtaposer avec des matières plus organiques. Comment est venue cette idée?
Nous avions ce désir, Yola et moi, de mélanger les textures nobles comme le satin, le velours et les objets recyclés et les matières organiques (plantes, roches, aliments). On voulait utiliser tout ce qu’on avait sous la main, réutiliser des objets de notre quotidien et les magnifier. Par exemple, le pichet que j’utilise tous les jours, banal à mes yeux, se retrouve investi d’une aura magique sur la carte Puits.
Il y a aussi des objets personnels significatifs, qui ravivent des souvenirs pour moi et que j’ai voulu magnifier, par exemple la bague de mon grand-père ou le bol à fruits de ma grand-mère, brisé en deux morceaux parfaits dont l’un trône au centre de la Salle à manger. Et à côté de ça, le plastique. Ce mélange est à l’image des contrastes que tout le monde connaît de près : la richesse, la pauvreté, les hauts et les bas... Je voulais qu’il y ait dans les cartes des ouvertures pour la lecture, des choses qui puissent être vues de plusieurs manières différentes.
Je crois que la carte Veuve illustre bien ce que j’ai voulu faire. Dans ce tableau, on voit beaucoup d’éléments se retrouvant dans les autres cartes, c’est une image qui contient en elle-même des symboles de la série dans laquelle elle s’inscrit. Je voulais aussi que les cartes se répondent entre elles.
Comment avez-vous trouvé et recruté les femmes qui incarnent les figures?
J’ai fait simplement un appel ouvert à toutes les femmes, entre 18 et 110 ans. J’ai reçu plusieurs candidatures, près de 50, 60. Je suis aussi allée chercher des gens pour des idées spécifiques. J’avais le souhait de travailler avec des femmes qui ne sont pas mannequins – des artistes, des interprètes de la danse, des éditrices, etc.
Cela a donné lieu à plusieurs beaux hasards. Par exemple, une femme que j’avais remarquée au parc et que je voulais inviter à participer m’a spontanément envoyé sa candidature. Ou encore, des correspondances entre la vie du modèle et la carte qui lui était attribuée, comme dans le cas de la carte Tshishikushkueu. Pour cette figure, Yola proposait de travailler l’aurore boréale, et nous avons découvert que le nom de notre modèle, Nahka, signifie justement «aurore boréale». Plusieurs participantes m’ont avoué que leur carte trouvait écho dans ce qu’elles vivaient à ce moment.
Il semble y avoir un point de vue bien défini sur la femme dans vos images – vos personnages ont toutes quelque chose de souverain, une puissance manifeste. Pouvez-vous nous en dire un peu là-dessus?
Pour moi, les femmes ont un pouvoir immense, elles sont des reines. Lorsque je fais des portraits de femmes, ce sont souvent les images où on retrouve cette force qui m’interpellent le plus. J’aime que les femmes montrent ce côté d’elles, j’aime le saisir.
Si vous aviez à choisir une carte qui représente votre démarche artistique, quelle serait-elle?
Je m’intéresse beaucoup l’idée du réservoir des possibles qui se situe dans la partie sombre d’une œuvre – dans la noirceur des tableaux du Caravage, par exemple. C’est ce qui rend ce qui est dans la lumière encore plus intrigant – l’idée que ce qui est caché contient plus que ce qui est vu. C’est pour ça qu’il y a des zones sombres dans les cartes, des éléments qui sortent du cadre. Ma place dans ces cartes est là, hors du cadre. Comme les mains qui entrent dans le cadre de la carte Veuve, qui nous laissent sans réponse claire. L’essentiel pour moi n’est pas dans le résultat; il est dans le souterrain de l’image.
www.justinelatour.com
Sous la direction d’Audrée Wilhelmy | Photographies de Justine Latour
Clairvoyantes
15 autrices, 15 figures, 15 lieux, 15 objets, un infini de possibles