Une BD entremêlant indicible horreur lovecraftienne et histoire de la ville de Québec : parce que le projet n’est pas banal et que sa naissance l’est encore moins, nous avons confié à Michel Giguère, véritable homme-orchestre de la bande dessinée, le mandat d’en dépeindre les origines.

Tout livre qui raconte une histoire en recèle une autre, celle de sa genèse, de son élaboration. La cité oblique est né d’une idée confiée aux bonnes personnes.

C’est le directeur de Québec BD, Thomas-Louis Côté, qui, un jour de 2017, lance à Christian Quesnel quelque chose comme : «Très peu de gens savent que Lovecraft a visité Québec en 1930 et a publié le récit de son voyage. Il me semble que tu serais parfait pour adapter ce récit en bande dessinée.» Effectivement, l’appariement force l’adhésion : imaginer Quesnel, avec son esthétique aussi sombre qu’éthérée et son penchant pour le fantastique et l’onirisme, plongeant dans l’univers lovecraftien, se l’appropriant... cela tutoie l’évidence.

Bientôt, il s’immerge dans le recueil To Quebec and the Stars, qui a bien peu à voir avec les oeuvres de fiction de Howard Phillips Lovecraft, et n’a été publié qu’en 1976, presque quarante ans après sa mort. La partie sur Québec est très sobrement intitulée A Description of the Town of Quebeck [sic], in New-France (soit «Une description de la ville de Québec, en Nouvelle-France»). Le texte est à l’avenant : l’écrivain y multiplie les observations factuelles sur la vieille cité avec une passion maniaque et un peu sèche, entre autres en détaillant des éléments d’architecture. Il s’applique aussi à relater l’histoire de la ville.

Dans l’esprit de Christian Quesnel, il n’est nullement question d’illustrer platement ce «guide de voyage», de faire une BD sur le mode documentaire. Non, il souhaite plutôt parer la capitale des visions cauchemardesques propres aux récits de Lovecraft à la faveur des déambulations de l’artiste dans les rues de la cité, et jusque dans les moments clés de son histoire. Que Québec devienne Arkham, l’une des villes mythiques et maudites inventées par Lovecraft. Avec ses fortifications d’un autre âge et son ambiance dramatique, le Vieux-Québec a le profil voulu.

Quesnel fait éclater l’austérité descriptive du document initial en réalisant, pendant plus de trois ans et demi, une série d’images où les créatures terrifiantes surgissent des vieilles pierres, où les coulis d’aquarelle et les masses de noir s’entrechoquent. Au demeurant, il n’est pas superflu d’ajouter que le bédéiste de l’Outaouais est depuis longtemps amoureux de Québec.

Que le projet soit accueilli par les éditions Alto tombe sous le sens, non seulement en raison de sa dimension littéraire et du fait que la capitale en est le théâtre, mais surtout parce que la maison de la rue Saint-Joseph a déjà publié des albums répondant à la définition large de la bande dessinée.

Emballé par le visuel créé par Quesnel, l’éditeur l’est nettement moins par la prose didactique et un brin ennuyeuse de Lovecraft. Lorsqu’il propose de changer le texte, il y a déjà un bon moment que le bédéiste en est arrivé à cette conclusion, lui aussi. Ce dernier a l’habitude des collaborations interdisciplinaires, qui sont souvent au coeur de sa démarche. Alors pourquoi ne pas rallier à l’aventure une personne capable d’amener un souffle littéraire au livre à venir? Un ami met Christian Quesnel en contact avec une autrice toute désignée pour compléter l’équipe. Ariane Gélinas a huit livres et soixante-dix nouvelles à son actif, plusieurs s’inscrivant dans le genre fantastique. Deux de ses romans véhiculent un imaginaire lovecraftien. Elle a été séduite par son oeuvre à l’adolescence, et elle la relit intégralement tous les dix ans environ – et à nouveau pour les fins de ce projet! Elle a même enseigné certains des récits de Lovecraft à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Si Ariane est tout à fait apte à recréer l’univers de Lovecraft, l’entreprise demeure néanmoins un sacré défi pour elle, qui saute dans le train en marche alors qu’une bonne part des planches sont déjà réalisées.

L’autrice résume ainsi sa démarche : «J’ai décidé de m’inspirer de l’imaginaire de Lovecraft et de sa mythologie, comme le font bon nombre de ses exégètes, mais aussi de lui rendre hommage stylistiquement, au moyen d’une prose qui rappelle et célèbre la sienne. Ainsi, l’immersion est double : dans l’imaginaire et dans l’écriture, ce que j’espérais plus vertigineux encore.» Christian confirme : «Ariane amène le livre là où on le souhaitait, Antoine [Tanguay] et moi : elle en fait un récit lovecraftien!» Du texte initial de Lovecraft ne subsistent que des fragments.

L’éditeur instaure un mode opératoire collaboratif aussi stimulant qu’exigeant : dans un esprit de collégialité, les idées fusent et les modifications se multiplient. «Je m’en suis remis au jugement et à l’instinct d’Antoine, confie Christian Quesnel. C’est un éditeur exceptionnellement compétent et investi.» Pour sa part, Ariane Gélinas qualifie sa première expérience chez Alto de mémorable.

Le résultat est probant. La cité oblique s’inscrit dans un type d’albums de bande dessinée qui relèvent également du «beau livre» et de l’oeuvre littéraire. De main de maître, Ariane Gélinas a su fondre sa prose enlevée aux images hallucinées d’un Christian Quesnel que son éditeur a poussé à se surpasser. Sa somptueuse mise en images le place aux côtés de géants tels qu’Alberto Breccia, Philippe Druillet ou Gou Tanabe, qui ont eux aussi transposé Lovecraft en BD. La cité oblique est un joyau noir et rougeoyant. Les lectrices et les lecteurs n’en sortiront pas indemnes. Québec non plus.

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Remerciements à François Bourdages, Christian Quesnel et Ariane Gélinas pour leur collaboration.

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Michel Giguère conçoit et anime depuis 2005 Les Rendez-vous de la BD, à la Maison de la littérature à Québec. Il est coauteur, avec Michel Rabagliati, de Paul – entretiens et commentaires aux éditions de la Pastèque.

La cité oblique | Quesnel & Gelinas | Alto

Christian Quesnel & Ariane Gélinas

La cité oblique

«À la fois anxiogène et fantasmagorique, l’album, d’une incandescente beauté, saura plaire tant aux néophytes qu’aux aficionados.»

Jean-Dominic Leduc, Le Journal de Montréal

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