Roman coup de poing ayant déjà fait sa marque dans la littérature québécoise, Soudain le Minotaure de Marie Hélène Poitras paraît chez Alto vingt ans après sa première publication. Dans cette édition anniversaire, l’autrice a revu son premier livre avec un regard neuf et y a ajouté une postface pour expliquer son processus de l’époque et celui d’aujourd’hui.

En vingt ans, deux décennies, ou sept mille trois cent cinq jours, nous avons connu, dans le désordre, l’évolution des technologies, l’arrivée des réseaux sociaux, l’empire de plus en plus tentaculaire des GAFA, l’éclosion de grands mouvements de justice sociale comme #MeToo et Black Lives Matter, Obama puis Trump, le printemps érable, une pandémie, des actes terroristes, le retour du régime taliban en Afghanistan, le recul du droit à l’avortement au Texas, d’importants changements climatiques. À travers les traumas du nouveau millénaire, nous sommes devenus, il me semble, plus conscients de nos privilèges et de l’articulation des rapports de pouvoir dans notre société. Des angles morts ont été révélés ; un regard plus nuancé peut être posé sur notre monde.

Retour en 1998. Lors d’un voyage de trois mois en Europe, dans un train qui relie Vienne à Prague, je commence à écrire mon premier roman sur les pages d’un cahier vert. C’est l’époque où Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche, Maxime Olivier Moutier, Emmanuelle Turgeon et Guillaume Vigneault publient des romans autofictifs que je lis et relis, fascinée. J’entreprends à mon tour de me mettre en scène à travers un personnage d’étudiante en littérature assez près de ce que je suis et de ce que je vis (Ariane). Rapidement, je constate que ça ne me suffit pas, que j’ai envie d’aller plus loin. Plonger en moi pour analyser l’intime ne comble pas complètement mon acte d’écriture ; il reste une zone inexplorée, qui à la fois m’attire et me révulse. À mes yeux, la littérature est un espace ouvert, décloisonné, où toutes sortes d’explorations sont permises. Une pulsion bien vive me pousse à m’éloigner du connu pour m’approcher du monstrueux. J’entre alors, après une importante phase de recherche et de documentation, dans la fiction pure avec un personnage aux antipodes de la jeune femme que je suis : Mino Torrès. Comme bien des primo- romanciers, j’ai envie de déranger, de déstabiliser. Je désire écrire vers l’Autre, vers un Autre qui m’échappe et me mystifie. Je découvre qu’écrire relève chez moi d’un mouvement vers l’extérieur.

C’est peut-être pour cette raison que mon premier geste, lors du travail de réédition de Soudain le Minotaure, a été d’en rétablir l’ordre initial. À l’époque, trois éditeurs ont manifesté leur intérêt pour mon manuscrit. Celui avec lequel j’ai finalement décidé de publier (Triptyque) me proposait un changement majeur qui s’opérait en un simple copier-coller : l’inversion des deux parties du diptyque. Pour laisser le lecteur sur une note plus lumineuse ou optimiste, on me recommandait de clore l’histoire sur le point de vue d’Ariane. Je précise au passage que l’auteur a autorité sur son texte et que personne ne m’a obligée à intégrer ce changement contre mon gré. J’avais jugé que c’était la chose à faire. Mais vingt ans d’écriture et quelques livres plus tard, j’ai souhaité la réédition de ce roman pour le remettre « à l’endroit », aligner le familier avant l’inconnu, tel que je l’avais voulu au départ. La vie en elle-même n’est pas rassurante ; des questions restent en suspens, des problèmes ne trouvent pas de solutions et s’aggravent, des injustices demeurent, les féminicides continuent de défrayer la manchette, les riches de s’enrichir, les pauvres de s’appauvrir. Je ressens encore aujourd’hui le besoin de répondre par l’écriture à ce qui me dépasse dans le monde réel. Peut-être pour inventer mes propres repères, pour agripper un peu ce qui m’échappe. En tout cas, j’écris parce que je suis déstabilisée, et non dans le but de rassurer. J’écris pour affronter le réel et c’est en quittant l’autofiction, en me glissant dans la peau d’un homme violent et misogyne nommé Mino Torrès que je suis arrivée à la littérature.

Avant de retravailler le manuscrit, je me suis posé plusieurs questions : serait-ce une bonne idée d’actualiser l’histoire, de faire advenir l’action en 2022 plutôt qu’en 1997 ? Le roman est parsemé de références musicales... Auraient-elles bien vieilli ? Est-ce que les références aux technologies désuètes apparaîtraient comme des notes discordantes à la relecture ? Mais surtout, allais-je grincer des dents en relisant le manuscrit avec mon regard d’aujourd’hui, plus sensible et plus empathique ?

Très vite, des réponses ont surgi : j’assumais les références musicales à Portishead, à PJ Harvey et même à Tori Amos ; je pouvais remplacer pagette et cassette sans que cela entraîne de glitch temporel ; j’ai purgé mon texte de l’utilisation un peu trop enthousiaste du verbe perler (parfois l’eau se contente de couler !) et solutionné quelques nœuds d’écriture. Désormais plus conscientisée aux enjeux de diversité, j’ai affiné certains descriptifs maladroits, nuancé des allusions que je trouvais problématiques.

J’ai finalement décidé de ne pas transposer le récit à notre époque, car cela m’aurait obligée à apporter de très nombreux ajustements qui n’ont somme toute pas grand-chose à voir avec la littérature. Et, malheureusement, j’ai fait le constat amer que, même éloignée de notre réalité d’aujourd’hui, l’histoire conserve sa pertinence et son actualité.

Je me suis par ailleurs demandé si je devais, dans un mouvement d’éveil à l’Autre aligné avec ma posture d’écriture, modifier certains éléments pour respecter les réalités dont j’ai pris conscience au cours des dernières années. La moitié du roman portée par Mino Torrès est un monologue intérieur entièrement construit sur son parcours, sur le fait qu’il oscille entre deux cultures, sur sa situation d’immigrant, d’expatrié... Le personnage est originaire du Guatemala en raison de la nature en partie autobiographique du récit, de son ancrage dans l’incident qui a donné l’impulsion au roman. J’ai fini par conclure que de retirer son origine à Mino Torrès ferait tomber le personnage. Je ne sais pas si j’aurais construit le récit de la même manière aujourd’hui, mais j’ai pris la décision d’assumer ce choix. Par contre, j’ai remanié plusieurs passages pour éviter le plus possible de reconduire des clichés associés à la culture latino-américaine.

Un fait demeure : la violence faite aux femmes, dans ses multiples déclinaisons, est un sujet toujours aussi actuel, au point où le mot féminicide a fait son entrée dans notre vocabulaire. Mon premier roman est mon livre le plus sombre et le plus brutal, le mouton noir de ma biblio- graphie. Il met en scène un personnage misogyne dans une construction amorale, puisque la forme adoptée pour déployer l’histoire est celle du diptyque, ce qui implique que chaque personnage, tant l’agresseur que la victime, a droit au même espace textuel, soit vingt et un chapitres, soixante-quinze pages. Mais pourquoi un psychopathe aurait-il droit à de tels égards ? J’avoue m’être questionnée à l’idée d’endosser – moi, une femme – un personnage d’homme violent, de plonger aussi profondément en lui pour sonder des eaux toxiques. Je suis remontée de là dans un état étrange : à la fois déstabilisée d’avoir su connec- ter avec la noirceur de ce personnage, d’avoir rencontré autant d’agressivité en moi, et grisée par l’expérience d’écriture en elle-même. Galvanisée par la découverte de tout ce que la littérature permet. Peut-être que c’est justement parce que je suis une femme que je me suis autorisée à aller aussi loin, à écrire non pas il mais je pour incarner le Minotaure au plus près.

Mon roman n’apporte pas de réponse. Il expose la crise, ne cherche en rien à la résorber ou à en adoucir les angles, encore moins à laisser croire que tout ira bien, que les méchants deviendront gentils. Non, le roman se contente de reconduire ses lecteurs au même endroit que les vic- times d’agression : là où la confiance dans le monde s’est effondrée, un lieu où le sol n’est pas solide sous les pieds. Avec la peur au ventre. Avec l’espoir mais aussi le doute qu’une réparation soit possible.

La sanction, en quelque sorte, a lieu dans La désidérata, roman que j’ai fait paraître en 2021 chez Alto, presque vingt ans plus tard. Dans ce conte fantasque, un cycle d’abus perpétué de génération en génération par un ordre patriarcal saoulé de privilèges se voit renversé. Parmi les personnages à qui justice sera rendue, en plus de Victoire, Pampelune et Aliénor, il y a aussi Ariane, leur petite cousine éloignée, qui habite dans un autre livre et évolue dans un autre niveau de réel, mais dont la souffrance rejoint celle des désidératas.

Je m’étais souvent dit, en repensant à la violence de mon premier roman, que jamais je ne retournerais dans ce labyrinthe pour croiser dans ses dédales la figure terrifiante du Minotaure. Mais le fil d’Ariane m’a permis, et à toi aussi, lecteur, lectrice, d’en ressortir indemne – du moins je l’espère. Et le monstre, lui, reste une fois de plus emprisonné dans le roman.

Crédit illustration : Henrik Uldalen

Marie Hélène POITRAS

Soudain le Minotaure

De ce flirt forcé avec la mort, je retiens que la peur, lorsqu’elle outrepasse son paroxysme, devient lucidité extrême. Et que l’oeil peut saigner. 

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