Ami·e·s de longue date, le photographe James A Rosen et l'autrice Catherine Leroux ont vu le quartier de leur jeunesse se transformer. L'un et l'autre abordent la question de la crise du logement et des évictions dans leur travail. Conversation entre deux observateur·ice·s de l'impermanence.

«C’est là le point de bascule pour moi, quand le personnel devient collectif ; l’anxiété devient de la colère. C’est ce que j’ai essayé de mettre en récit dans [Peuple de verre]

Catherine Leroux : Notre amitié a commencé il y a vingt ans derrière le bar du Green Room, dans le Mile End, le quartier où nous vivions tous les deux. À l’époque, il était envisageable de travailler à temps partiel tout en étudiant ou en consacrant du temps à des projets créatifs. C’est ce que nous faisions, comme la plupart des gens de notre entourage. C’était possible entre autres grâce au bas coût des loyers. Nos propriétaires étaient souvent des immigrants de première génération (grecs, polonais) assez âgés, qui nous traitaient avec la même bienveillance bourrue qu’ils réservaient à leurs enfants et petits-enfants. Les logements étaient à leur image : vieux et chaleureux. Quels souvenirs gardes-tu de ces lieux, de cette période ?

James A Rosen : Ce dont je me souviens le plus est la liberté de faire ce que je voulais. Pour moi, c’était la photographie et la musique ; pour toi, l’écriture. Je me rappelle aussi l’esprit communautaire qui en découlait naturellement. On travaillait tou·te·s ensemble le soir, et le jour on se consacrait à ce qu’on aimait. Je crois qu’aujourd’hui, en entendant ça, beaucoup de gens se diraient « quelle chance »! Et, avec le recul, je pense la même chose. Mais c’est malheureux qu’on ait acquis cette perception des choses, qu’on se soit tellement éloignés de cette manière de vivre que ça nous apparaisse comme une chance. Ce qui se passe en ce moment est une honte.

Je me souviens aussi de presque tous mes propriétaires de l’époque (j’ai déménagé à peu près huit fois dans ma vingtaine, toujours dans le Mile End). En effet, c’étaient des immigrants de première génération, souvent italiens ou juifs hassidiques. Ce qui me frappe le plus est la facilité. On appelait au numéro indiqué sur la pancarte à la fenêtre, et si personne ne l’avait visité avant, l’appartement était à nous. Les proprios résidaient généralement dans l’immeuble ; on devenait voisins. Et c’était génial parce que ça renforçait le sentiment de communauté. Mon propriétaire actuel, que je considère comme un des derniers de sa génération, vivait jusqu’à l’année dernière dans l’appartement sous le mien. Il a 101 ans. Il y a deux étés, son chat a disparu et tout le voisinage a participé aux recherches. Quand on l’a retrouvé, c’était comme si la rue au complet était sortie pour regarder cet homme centenaire flatter son chat sur son perron. (Le chat avait 101 ans, lui aussi. C’était beau et adorable. Mon proprio voulait que tout le monde boive son vin maison, qui était atroce. Et ça aussi, c’était beau et adorable. Je crois que c’est la dernière fois que nous avons vécu un moment comme celui-là, et je me souviens d’avoir pensé que cet instant, si heureux soit-il, était fugace.)

© James A Rosen

C: C’est intéressant de réfléchir à cette période à travers l’idée de la chance, du privilège. Bien entendu, être logé à prix abordable ne relève pas du privilège, mais d’un droit. En même temps, je songe souvent à mes enfants qui, dans une dizaine d’années, auront l’âge que nous avions lorsque nous avons signé notre premier bail. Cette expérience immensément importante de la liberté, d’une forme de souveraineté sur sa vie et son temps, elle leur sera selon toute vraisemblance inaccessible. Ils devront soit vivre avec leurs parents plus longtemps, soit travailler constamment pour payer leur loyer. Et peut-être que leur génération regardera ce que la nôtre a eu comme nous observons les ascensions professionnelles presque irréelles des baby-boomers qui ont eu, dans les années soixante, un accès au marché du travail semblable à celui que nous avions au marché locatif au tournant du millénaire. Nous aurons profité d’un glitch économique passager – un privilège temporaire.

Il y a trois ans, j’ai communiqué avec toi après avoir vu une série de photographies que tu avais faites sur les rénovictions. Je commençais à travailler sur Peuple de verre, et j’avais envie d’y inclure un personnage de photographe qui documentait, comme toi, la crise du logement. Comment as-tu commencé à t’intéresser à ce sujet ? 

J: Je voulais constituer des archives de mon quartier, tout simplement. Je dois préciser que ce projet est encore au stade embryonnaire ; il me reste donc beaucoup de travail en matière de création d’images. Mais je pense que ce qui a allumé mon intérêt est la réalisation, un jour, que l’endroit où je vis et que je considérais comme chez moi depuis si longtemps ne l’était pas. Comme tant de mes voisin·e·s, je suis sur un terrain instable. J’ai commencé à remarquer que des gens subissaient des rénovictions (un terme qui n’existait pas à l’époque). Les voisin·e·s de part et d’autre de chez moi et de l’autre côté de la rue, pratiquement tou·te‧s celleux que je pouvais voir de mon balcon ont été jeté·e·s dehors. Ça m’a fait réfléchir à ma propre situation, avec un propriétaire âgé et un bail transféré à mon nom en 2002. Je me suis dit que je n’étais sans doute pas à l’abri non plus. J’ai été chanceux jusqu’à maintenant. Mon proprio m’aime bien. (Avec raison : j’ai sauvé son chat.) Et sa famille ne semble pas vouloir vendre pour l’instant. Mais une fois que l’immeuble le sera, je serai mis à la porte comme tout le monde.

Et toi ? Quand on s’est vus en 2021 pour parler de ton livre, tu m’as mentionné que tu t’inquiétais pour ton appartement. Comment ça s’est passé ? Et comment cette expérience a-t-elle influencé l’écriture de ton roman ?

C: C’est drôle comment l’anxiété se transforme en romans chez moi ! Et une fois le roman terminé, ce n’est plus de l’anxiété. Je suis vraiment allée au bout de mes angoisses domiciliaires avec ce livre, en partant de ma situation personnelle – celle d’une forme de précarisation matérielle à la suite d’une séparation, particulièrement sur le plan du logement. Puis j’ai observé l’insécurité que j’ai vécue lorsque mon immeuble a été vendu, et l’instabilité que je constatais autour de moi. Des communautés défaites par les évictions en série. Il y a une violence là-dedans, et une désolation qui s’apparente à mes yeux à une coupe à blanc dans une forêt, à un écosystème dévasté. C’est ce que sont les bons voisinages comme celui que tu décris – des écosystèmes. C’est là le point de bascule pour moi, quand le personnel devient collectif ; l’anxiété devient de la colère. C’est ce que j’ai essayé de mettre en récit dans mon roman. Explorer le paysage de la dépossession, de la révolte, et surtout cette violence exercée contre les personnes qui n’ont aucun pouvoir sur le lieu le plus fondamental qui soit, leur intimité, leur chez-soi. Une violence qui, pour mes personnages, va jusqu’à une forme d’institutionnalisation.

J’ai beaucoup travaillé pour trouver les mots, le ton qui convient à cet espace et aux affects qui viennent avec. J’ai à la fois apprivoisé le vocabulaire plus théorique pour réfléchir aux enjeux de pouvoir, aux institutions totales, et développé la voix d’une héroïne cinglante, très critique du monde qui l’entoure. Ton médium a un langage complètement différent. Pour toi, est-ce qu’il y a une facture visuelle, une texture, une couleur qui s’associent à ces questions ?

J : Il y a des textures et des couleurs qui me viennent immédiatement à l’esprit. Elles sont aussi facilement identifiables que, par exemple, les tuiles beiges d’une salle de bain des années soixante-dix. Parce qu’en fait, c’est à ça que je pense quand je visualise la crise du logement, curieusement. Je pense à toutes les décorations bizarres et chaotiques qui ornaient nos appartements du Mile End, mal éclairés avec des plafonniers. Je pense à des beiges et à des verts couverts de poussière. Je pense à mon propre appartement et à la hotte de la cuisinière qui est restée la même depuis que le propriétaire a acheté l’immeuble et que pour une raison x il n’a jamais remplacée. Sans doute parce qu’elle a l’air cool, même si elle ne marche plus du tout. Je pense à ces objets-là parce que c’est ce qu’il y avait dans nos appartements dans le temps. Et ce qui me vient à l’esprit, quand je fais le lien avec la crise, est l’arrivée de quelqu’un qui remplace tout ça par autre chose. Avec raison, j’imagine. Parce que c’est vrai qu’une hotte, ça se change. Mais, comme tu dis, l’intention derrière les évictions de masse est violente. Ils peuvent substituer la tuile beige et les plafonniers quétaines aussi facilement qu’ils remplacent la personne qui vit là. Et c’est une idée violente.

Je suis désolé de te retourner la question, mais je suis au milieu de ton roman et j’ai l’impression que les textures et les couleurs sont peut-être des choses auxquelles les romanciers pensent aussi quand ils écrivent. Est-ce que je me trompe ? Et quel genre d’images te sont venues à l’esprit lorsque tu étais en train d’écrire ce livre ?

C : Tu as raison. Les lieux sont souvent ce que je perçois le plus facilement quand j’écris, ce qui se matérialise en premier dans mon esprit. Il est naturel pour moi de les investir, de les déployer ; leurs textures et leurs couleurs me sont immédiatement accessibles. Dans ce roman, j’ai voulu installer une impression de décrépitude des espaces au sein de l’institution, qui est pourtant toute neuve. L’idée était que ces lieux où s’exerce le contrôle sur les gens vieillissent en accéléré. Et hors des murs, dans la ville que je mets en scène, ce qu’il y a de plus vivant sont les campements de sans-abri. C’est là que le mouvement et la couleur existent, en contraste avec le côté lisse, neuf et froid des logements fraîchement rénovés. Je crois que j’ai voulu toucher à cette esthétique du chaos, du rapiécé, qui correspond à ta description de la décoration de nos appartements de jeunesse. Peut-être que le fait de vivre dans ce genre de décor au début de l’âge adulte est ce qui a façonné ma conception de la beauté ? L’informel, l’aléatoire, l’accidentel ; ce qui se construit avec les moyens du bord, c’est ce qui me plaît, me rassure. C’est encore ainsi que je peuple mon espace personnel – et mes livres.

© James A Rosen

J’ai envie de te retourner la question à mon tour : tu n’écris pas d’histoires, mais tes images racontent quelque chose. Comment vois-tu la place du storytelling dans ton travail ?

J: Je crois que le storytelling et la photographie se conjuguent naturellement bien, que ce soit à travers un ensemble d’images sur un sujet précis ou une seule image sur ce même sujet. Ce qui est difficile pour moi est de ne pas m’aventurer trop loin dans l’abstrait ni dans le littéral quand je raconte une histoire. C’est drôle que tu mentionnes avoir voulu donner une impression de décrépitude aux espaces que tu as créés dans ton livre. Le livre de photos sur lequel je travaille en ce moment est entièrement consacré à la dégradation, à l’impermanence et à la manière dont, en tant qu’individus, nous voyons le temps passer au fil des jours et des années. Je pense que la dégradation est au cœur de l’existence humaine, ce qu’on pourrait considérer comme une évidence. Oui, les choses meurent. Non, rien ne dure toujours. C’est là qu’il importe de trouver un équilibre entre montrer une chose telle qu’elle est et offrir aux spectateur·rice‧s la possibilité de saisir la chose par elleux-mêmes.

Comme avec un livre ou un film, il est crucial dans mon travail que l’histoire comporte une certaine imprécision ou des nuances. Quand j’ai commencé mon projet sur les rénovictions, je photographiais les gens qui subissaient les évictions. Et je me disais, voilà, ça raconte une histoire. Il y a un récit direct. Et bien que ces images soient intéressantes, elles ne sont que le reflet de l’archive que je tentais de constituer, et elles n’offrent aucune nuance. Alors j’ai commencé à photographier des choses qui représentaient la dégradation et donnaient une impression d’impermanence. Et c’est là que j’ai senti que je tenais quelque chose d’intéressant, là où mon intention de documenter les rénovictions est devenue plus abstraite et philosophique. Je pense qu’on peut dire que mon projet a évolué des rénovictions vers l’impermanence.

Site du photographe James A Rosen : http://www.jamesandrewrosen.com

Pour découvrir des extraits du livre photo Thoughts on Standing Still, qui porte sur l'impermanence, c'est ici : http://www.jamesandrewrosen.com/excerpts-from-standing-still

Catherine Leroux

Peuple de verre

« Avec ce roman à l’architecture et aux thématiques ambitieuses, Catherine Leroux multiplie les surprises et les couches narratives pour remettre en question les notions de chez-soi, de survie et de vérité. »
Olivier Boisvert

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