À vingt et une heures, le centre-ville de Babylon était désert. Les supérettes et les fast-foods se trouvaient plus au sud, le long des routes qui conduisaient hors de la ville, tandis que les magasins de John Glenn Avenue avaient fermé à dix-huit heures au plus tard. Même les deux feux qui régulaient le trafic étaient désactivés pour la nuit. Il n’y avait pas non plus l’habituelle voiture de patrouille garée devant la mairie, et Nathan supposa que l’agent de service était allé se chercher une glace ou quelque chose à boire. Aucun véhicule ne circulait dans la rue, hormis la Lincoln.
Nathan venait de dépasser la banque, remontant John Glenn vers le nord quand, droit devant, le second feu s’enclencha de manière inopinée au carrefour. Un feu rouge.
Nathan stoppa sa voiture, arborant un sourire ironique devant cet événement singulier. Il se voyait déjà taquiner Hale sur le manque de fiabilité de ses équipements routiers, lorsqu’il remarqua que les autres feux étaient éteints – ils auraient dû être verts.
Croyant avoir affaire à un dysfonctionnement électrique, Nathan relâcha la pédale de frein – mais l’écrasa à nouveau aussitôt car, pile au-delà de la portée de ses phares, se tenait la même silhouette que celle apparue dans son allée. Ce n’était pas Belinda. Cette fille semblait plus jeune, moins jolie, avec un corps qui était davantage celui d’une enfant que d’une jeune femme. Il fit légèrement avancer sa voiture pour l’observer plus attentivement cette fois-ci. La robe, ou ce qu’elle portait, quoi que cela puisse être, paraissait en quelque sorte différente, bien que Nathan eût été incapable de dire en quoi – mais la rugosité étrangement réfléchissante de l’étoffe était la même. La chair et les vêtements de la jeune fille semblaient faits d’une matière identique. On aurait dit une statue funéraire de mauvaise qualité, du grès pailleté de mica, l’une de ces minuscules silhouettes tapies à l’arrière-plan des vieilles photographies, granuleuses, évocatrices et impossibles à identifier.
La Lincoln progressa. La fille recula d’autant mais, étonnamment, sans donner l’impression d’avoir bougé.
La lumière rouge brillait au-dessus de la voiture, se réfléchissant sur le capot et dans les yeux de Nathan. Le feu changea de couleur et passa à un bleu pâle métallique – une couleur qu’il n’avait jamais vue sur un feu de signalisation. Il tendit le cou mais il ne parvenait pas à l’apercevoir sous cet angle.
Devant, sur la route, la fille s’était volatilisée. Elle avait fui à reculons dans les ténèbres ou bondi sur le côté. Peut-être avait-elle trouvé refuge dans l’ombre d’un renfoncement de porte ou s’était-elle glissée dans une ruelle entre deux bâtiments. La Lincoln fonça brusquement, au-delà du carrefour. Nathan regarda dans le rétroviseur, cherchant à voir ce qui avait donné au feu cette teinte bleue glaciale, mais derrière lui la rue était impossible à distinguer. Il était certain qu’en passant devant la banque et la mairie, les lampadaires et plusieurs enseignes de magasins étaient allumés, mais le centre-ville semblait désormais aussi sombre et dépourvu d’éclairage que la forêt de pins en pleine nuit. Là-bas, cependant, régnait la rumeur incessante des animaux, des insectes, des oiseaux et du feuillage battu par le vent, alors qu’ici tout demeurait silencieux. Nathan entendait le sang battre à ses oreilles.
Il vira sèchement sur la gauche, dans la rue qui, à huit cents mètres de là, se terminait en cul-de-sac devant sa maison. Les demeures dans cette partie de Babylon étaient construites en retrait. Les lampadaires, plantés à intervalles réguliers alternativement d’un côté puis de l’autre de la chaussée, étaient légèrement masqués par l’épais feuillage des chênes et des pins. Nathan fut rassuré en s’engageant sur ce chemin familier, mais ce sentiment l’abandonna quand le premier lampadaire, à dix mètres de lui, clignota avant de s’éteindre, comme si son arrivée déclenchait les ténèbres.
Il continua sa route. Une à une, toutes les lumières flanchèrent à son approche. L’obscurité derrière la Lincoln était totale. La route elle-même semblait plus longue, plus droite qu’auparavant. Il aurait déjà dû atteindre son impasse, mais deux rangées de lampadaires s’étiraient encore devant lui.
Nathan poussa la voiture à quatre-vingts. Son esprit déformait les distances mais la vitesse le conduirait à destination en dépit des tours de son cerveau. À mesure qu’il accélérait, les lampadaires s’éteignaient plus vite, mais leur nombre devant lui dans les ténèbres ne diminuait pas. Et pire, bien pire, Nathan voyait à présent la fille gris pâle sous chacun, immobile et majestueuse. Cependant, avant qu’il ne soit assez près pour distinguer son visage, la lumière s’éteignait et l’apparition surgissait sous le lampadaire suivant, de l’autre côté de la rue. Il accéléra encore pour essayer de rattraper la silhouette en fuite, balayant du regard un côté puis l’autre, le pied toujours plus lourd sur l’accélérateur.
Tous les lampadaires s’embrasèrent d’un coup, avec une intensité trois ou quatre fois supérieure à la normale. Nathan fut aveuglé par l’avant tandis que le rétroviseur arrière explosait de lumière. Il ferma les yeux de douleur et les rouvrit sur la silhouette debout au milieu de la route. La jeune fille réfléchissait l’éclat blanc des lampadaires et des phares, mais était dépourvue d’ombre, comme la lune se réfléchissant à la surface d’un étang. Ses yeux, rivés droit sur Nathan, s’ouvrirent sur un vide informe et inexpressif. Il roulait à cent dix kilomètres heure.
Braquant mais pas à temps, il la percuta violemment. Elle explosa, recouvrant le pare-brise d’un liquide noir et visqueux. C’était épais et opaque, et Nathan ne voyait plus rien.
Il écrasa le frein ; la voiture chevaucha le trottoir et s’arrêta à moins de deux mètres du tronc massif d’un chêne. Il enclencha les essuie-glaces pour nettoyer le pare- brise et attrapa un torchon dans la boîte à gants afin d’éponger fiévreusement la saleté qui suintait par la vitre pourtant fermée de son côté. Une fois la vue dégagée et les restes du liquide écoulés par les évents du capot, Nathan constata que les lampadaires, aussi bien devant que derrière lui, brillaient tous de leur éclat normal. La rue lui était de nouveau familière. (p.231 à 235)
Image de couverture : Pedro Oyarbide et Monsieur Toussaint Louverture
Michael McDowell
Lune froide sur Babylon