Couleur chair - Bianca Joubert
Fiche de lecture
D’une lignée où les origines sont entourées de mystère, une femme explore la construction de l’identité autour de la couleur de la peau. Elle retrace la trajectoire de ses ancêtres à travers des vies, des scènes, des mémoires liées à des points charnières de l’Histoire.
Adriana, enfant micmaque transplantée dans une famille blanche à la mort de ses parents, y croise le chemin d’un esclave en fuite. Ce dernier éveillera en elle la curiosité des livres et une ouverture à l’autre.
Dans ce roman où se brouille la frontière entre les mondes physique et invisible, les cousins savent voler, les amants secrets marchent sur les murs et les animaux se transforment à leur guise. La quête des racines côtoie celle de la liberté du corps et de l’émancipation de l’esprit.
De sa plume limpide et poignante, Bianca Joubert nous entraîne des rives du Saint-Laurent jusqu’à l’île de Gorée et juxtapose deux peuples sur le dos desquels l’Amérique s’est construite. Couleur chair évoque l’appellation contrôlée, l’édification politique de la norme de la peau blanche depuis des siècles. Un voyage inoubliable qui nous rappelle que le monde que nous habitons n’est rien d’autre que le fruit d’un métissage douloureux, et lumineux.
Faits saillants
Roman des origines, qui remonte le temps pour aller à la rencontre des ancêtres autochtones et africains de la narratrice.
Interrogation de l’effacement des figures autochtones et afro-américaines dans l’histoire du Québec, notamment avec des personnages historiques noirs de Nouvelle-France : Mathieu Da Costa l’interprète, Mathieu Léveillé le bourreau, Marie-Josèphe-Angélique l’esclave condamnée pour un incendie.
Réflexion sur le métissage et la part d’altérité conservée dans les histoires familiales.
Cartographie internationale et historique de parcours africains en lien avec l’esclavage, l’abolitionnisme et l’affranchissement.
Présence de figures de la lutte pour les droits civiques au 20e siècle aux États-Unis : Mohamed Ali, Ruby Bridges, Martin Luther King.
Informations pédagogiques
Époque·s
De 1603 à nos jours.
Lieu·x
Montmagny, Gaspésie; Manitoba; Sud des États-Unis; Antilles; Libéria, Sénégal.
Thèmes
Histoire, colonisation, colonialisme, Afro-Américains, Autochtones de l’est du Québec (Wolastoqiyik, Mi’kmaq), relations entre colons français et Autochtones, esclavage, abolitionnisme, métissage, mémoire, héritage culturel, histoires familiales, généalogie, décolonisation, droits civiques.
Style et construction du récit
Le roman est séparé en trois parties intitulées « Mère », « Père » et « Esprit », où la narratrice d’abord remonte les branches de son arbre généalogique des côtés maternel et paternel, puis, en troisième lieu, raconte un voyage au Sénégal à la rencontre de ses lointaines origines africaines. Un épilogue inscrit la métaphore de l’arbre généalogique dans la réalité de la forêt et des anneaux de croissance.
La narration est découpée en courts chapitres fragmentaires aux sous-titres thématiques qui mettent l’accent sur un détail poétique du fragment ou sur un élément de contexte socio-historique. La voix narrative au présent, à la fois sobre et poétique, place les éléments du passé sur pied d’égalité avec le monde contemporain. L’introduction comporte une touche de fantastique pour permettre le voyage dans le passé. Les fragments sur les figures historiques ont une portée documentaire.
Pistes de réflexion
Couleur chair s’inscrit dans un mouvement contemporain de critique du passé colonial du Québec, particulièrement en lien avec l’esclavage et la place des afrodescendants. Comment le livre dialogue-t-il dans une forme romanesque avec d’autres discours chez des écrivains, des poètes, des historiens ou des journalistes comme Philippe Néméh-Nombré, Chloé Savoie-Bernard, Webster ou Émilie Nicolas?
Réfléchissez aux rapports entre la forme fragmentée du roman et les figures historiques et familiales incomplètes, peu documentées, occultées. Est-ce une forme appropriée pour traiter de telles figures?
Faites un atelier de création où vous raconterez un morceau de l’histoire de votre famille. Inspirez-vous de la démarche de la narratrice de Couleur chair pour trouver quelles sources consulter pour vous documenter.
En complément
Lectures
Racines, Alex Haley
Récit de la vie de Frederick Douglass, un esclave américain, Frederick Douglas
Seize temps noirs pour apprendre à dire Kuei, Philippe Néméh-Nombré
Deux siècles d’esclavage au Québec, Marcel Trudel
Nous sommes les rêveurs, Rita Joe
Les œuvres de James Baldwin
Les œuvres d’Aimé Césaire
Les œuvres de Toni Morrison
Vers d’autres arts
Esclave pendant douze ans, film de Steve McQueen
Harriet, film de Kasi Lemmons
Hamilton, comédie musicale de Lin-Manuel Miranda
Les films d’Alanis O’Bomsawin
Les films des productions Wapikoni mobile
Extraits
Pages 13-14
Enfant, année après année, ma mère demandait une poupée noire, et ma grand-mère lui rappelait qu’elle, pour Noël, recevait une orange, comme ses vingt frères et sœurs. Ma mère n’était peut-être pas noire, mais elle était au moins cinq ou six teintes au-dessus de la couleur chair de mes cahiers d’exercices et dans les derniers tons des nuances de bas-culottes à la pharmacie.
La veille de mes dix-huit ans, elle était allée consulter une voyante. J’étais alors plus âgée qu’elle n’avait été́ quand elle m’a propulsée hors de ses entrailles, après m’avoir enrobée de nacre comme les huîtres le font avec un corps étranger qui s’introduit dans leur coquille. La voyante ne lui avait pas parlé́ de mon avenir, mais plutôt de son passé. Un lointain passé où elle avait été́ capitaine de bateau. Et pas n’importe quel bateau : un négrier. Un navire qui transportait des humains dans sa cale, de l’Afrique vers l’Amérique. Ce capitaine s’était un jour révolté contre ce trafic et avait laissé́ s’enfuir les captifs en gardant avec lui un orphelin. La voyante avait tiré́ cette conclusion en regardant ma mère dans les yeux: « Et aujourd’hui, cet enfant est revenu. C’est votre fille, et elle a beaucoup de mal à s’adapter à̀ sa couleur. À vivre dans le monde des Blancs. »
Dehors, par la fenêtre de l’hôpital, l’asphalte de la route 132 et, très loin derrière, le fleuve Saint-Laurent glacé. D’un côté́, il menait à Québec et, de l’autre, il allait en s’élargissant, jusqu’à̀ la route 204, jusqu’au territoire de la famille de mon arrière-grand-mère, jusqu’à̀ la Gaspésie, jusqu’au Golfe, qui finit par s’ouvrir sur l’océan Atlantique, jusque-là̀ où Grand-Man n’est jamais allée. Là où vinrent les grands bateaux qui changèrent le cours du monde et la face du continent.
Page 27
Adriana avait enduit la plaie de l’homme de gomme de sapin, puis l’avait recouverte de peau de mue de couleuvre. On n’en trouvait pas tous les jours, mais la cicatrisation était miraculeuse.
Sa peau à elle était foncée, mais elle n’avait jamais touché une peau aussi noire. Lorsqu’elle avait vu l’homme émerger de la forêt, elle avait d’abord eu peur. Puis, lorsqu’il s’était mis à̀ dévorer des feuilles de pissenlit, à arracher les carottes, à les manger avec la terre et les pois avec la cosse, à boire l’eau de l’abreuvoir, elle avait compris d’instinct que c’était plutôt lui qui était en danger.
[…]
Les siens racontaient souvent l’histoire d’une femme qui avait eu un présage, voyant arriver sur leurs territoires des « gens aux yeux bleus », sur des îles flottantes. Mais elle n’avait jamais entendu parler de la venue d’un homme noir qui surgissait de la forêt.
Page 185
On parle d’arbre généalogique, de branches sur lesquelles on s’inscrit en ramifications. Moi, j’y vois plutôt des cercles concentriques. Des anneaux intérieurs formés par les années, les siècles, les millénaires. Des molécules reliées de manière invisible, qui n’ont pas le choix de se tenir ensemble pour exister, sans que leur lien soit apparent.
Notre corps est électrique. Le soleil, avec ses rayons, casse les molécules en deux, les divise en charges positive et négative. Nous sommes nés du soleil et de la foudre.