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Lait cru - Steve PoutréToute la couleur du monde - C S Richardson
Fiche de lecture
Il existe une couleur pour chaque moment de l’existence.
Cinabre, garance, rosso corsa, vermillon. Sépia, marron, bistre. Bleu égyptien, azur, ultramarine, sarcelle. Albâtre, obsidienne. C’est dans la palette infinie de l’histoire de l’art que Henry, orphelin, veuf et survivant de la Seconde Guerre mondiale, trouve son salut.
Par petites touches contrastées, comme on peint un chef-d’œuvre, Toute la couleur du monde donne vie à un récit prismatique sur l’amour, le deuil et la guérison, qui met en relief la puissance rédemptrice d’un trait de crayon.
Traduit par Sophie Voillot
Titre original: All the Colour in the World
Faits saillants
Texte composé de très courts chapitres numérotés
Le roman est à moitié composé de passages à la deuxième personne narrant le destin d’un jeune homme épris d’art qui voit sa vie marquée par le deuil et les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale
L’autre moitié est constituée d’anecdotes et de faits concernant l’histoire, l’art, la vie et les œuvres des grands peintres et la manière dont on obtient et dont on utilise les couleurs
Mention de guerre et de choc post-traumatique
Informations pédagogiques
Époques
Début du 20e siècle, avec références au Moyen-Âge, à la Renaissance et aux 18e et 19e siècles
Lieux
Toronto, la Sicile
Thèmes
Art, techniques picturales, amour, deuil, création, histoire, guerre, traumatisme, beauté, guérison
Style et construction du récit
Prose sobre et élégante, tout en retenue; les faits heureux comme tragiques sont racontés avec une grande délicatesse. Construction par courts segments alternant entre le parcours du protagoniste et des éléments factuels, sur un mode rappelant le carnet ou l’almanach. Les scènes, de faits et de réflexions, sont juxtaposées de sorte qu’elles s’éclairent les unes les autres.
Pistes de réflexion
C S Richardson s’est inspiré de deux genres littéraires étrangers : le zuihitsu japonais et le zibaldone italiens (définis au premier chapitre). Explorer avec les étudiant·e·s les diverses variantes du genre et discuter de la manière dont il se déploie dans Toute la couleur du monde.
Proposer aux étudiant·e·s de sélectionner et d’analyser une des œuvres présentées dans le roman et de la situer par rapport au récit et à la situation du personnage principal.
Demander aux étudiant·e·s de choisir pour eux-mêmes une œuvre picturale qu’ils utiliseront comme base d’un texte autofictif où à l’instar de Richardson, ils mettront en relation l’œuvre et un élément de leur histoire personnelle.
En complément
Lectures
Pensées pour moi-même, livre de Marc-Aurèle
La jeune fille à la perle, roman
Mr Gwyn, roman d’Alessandro Barrico
Color : A Natural History of the Palette, essai de Victoria Finlay
Gardner’s Art Through the Ages, manuel d’histoire de l’art
Vers d’autres arts
Toutes les œuvres citées dans Toute la couleur du monde
«Portrait de la jeune fille en feu», film de Céline Sciamma
«L’extase et l’agonie», film de Carol Reed
«Vincent et Théo», film de Robert Altman
Extraits
Page 67
Le noir (un trait génétique dominant associé à une abondance d’eumélanine) et la couleur de cheveux la plus répandue au monde. Appliqué à la chevelure, le terme générique noir englobe l’aile de corbeau, le jais, l’encre, la suie ou encore l’obsidienne (d’après la roche vitreuse de couleur sombre dont la formation est due à un refroidissement rapide d’une lave riche en feldspath et en quartz).
En Égypte, sous la quatrième dynastie, la recette utilisée pour fabriquer un pigment bleu consistait à cuire, à broyer puis à recuire un mélange de calcaire, de malachite et de sable afin d’obtenir un silicate de calcium et de cuivre. D’une très grande valeur, le « bleu égyptien » ainsi produit – qui ressemblait de près au turquoise et au lapis-lazuli présents dans la nature – servait à illustrer le ciel du désert les eaux du Nil et le dieu Amon-Rê, qui avait le plus souvent la peau bleue.
Page 68
Elle a donc des cheveux d’obsidienne, traits de pinceau superposés séparés par une raie droite; une boucle serpente paresseusement jusqu’à son oreille.
Des yeux bleus d’Égypte éclaboussés de vert, aux paupières effilées vers les coins externes. Une dent de travers qui accroche sa lèvre quand elle sourit (fréquemment dans ta direction, ce qui te trouble au plus haut point).
Une voix de mezzo-soprano enfumée par la cigarette.
En sortant de l’amphithéâtre, elle te glisse un billet disant que cet été, tu pourras la trouver au centre-ville, occupée à décorer les vitrines d’un grand magasin. Si le cœur vous en dit, monsieur.
Toujours discrète, Alice.
Page 121
Jack commence à remplir tes cases vides. Dans un champ d’oliviers abandonné, t’apprend-il, les deux militaires trébuchent littéralement sur toi.
Déshydraté, terré parmi les racines d’un arbre, tu as un gros coup de soleil et pas toute ta connaissance. Tu portes le peu qui reste de ta tenue kaki; aucune trace de ton casque, de ton fusil ni de tes cartouches. Pas l’ombre de tes épaulettes ni de ton insigne, mais à en juger par les silhouettes fantomatiques qu’ils ont laissées, notre duo se risque à supposer que tu es Canadien, sans doute soldat de deuxième classe; visiblement tu ne voulais pas que ça se sache. Pour eux, une chose est sûre : tu es un déserteur.
Jack palpe ses poches à la recherche d’une nouvelle cigarette. Et si j’ai appris un seul truc sur les policiers militaires, poursuit-il, c’est qu’ils se posent à la fois en juges et en jury.
Page 148
D’après la médecine médiévale, la mélancolie est due à un excès de bile noire (l’une des quatre humeurs du corps). Le patient éprouve d’inexplicables douleurs, des hallucinations et un « obscurcissement de l’esprit.
C’est en 1514 qu’Albrecht Dürer produit Melencolia I, une personnification monochrome de cet état sous les traits d’une figure féminine ailée abattue, la tête appuyée sur une main. Autour d’elle sont répandus divers instruments typiques de l’esprit de la Renaissance. Mais ils ne servent à rien. Selon certaines théories, la tristesse est le prix que paie cette femme pour le déséquilibre de ses humeurs, pour son manque d’inspiration, sa crainte de voir les idées se tarir. D’autres pensent que cette estampe illustre une des idées de Dürer, pour qui être artiste signifiait avoir un pied dans la folie.
En 1738, Samuel Johnson écrit à un ami : « Quand je me lève, je prends mon petit-déjeuner, solitaire, le chien noir attend pour le partager, du petit-déjeuner au dîner il continue à aboyer… » Où Johnson a pêché l’expression chien noir, on l’ignore, mais il est probablement conscient de ses connotations mythologiques (gardien des enfers, divinité funéraire à tête de chacal, etc.) Il connait aussi très bien L’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (paru en 1621). Paradoxalement, il a peut-être fait de cette brique de neuf cents pages son livre de chevet dans l’espoir de vaincre une insomnie… liée à sa mélancolie.